Vaters Land, Perte

un entretien avec Nurith Aviv


Le point de dpart tait une proposition d'Arte de raliser un film dans le cadre d'une soire Thma sur le deuil. Dans Deuil et mlancolie, Freud, crit cette phrase : " Le deuil est la raction la perte d'une personne aime ou une abstraction venue sa place comme la patrie, la libert, un idal, etc ". La deuxime partie de la phrase de Freud a t le point de dpart du film, surtout le " etc. "

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Je n'avais pas encore pens au titre du film, mais le mot patrie ou plus prcisment Vaterland, qui contient la fois pre et pays en allemand, m'a renvoy au pays natal de mon pre et notamment sa ville natale, Berlin.. Mon pre, son pre, les Juifs allemands ont perdu leur pays, leur libert, leur langue, leurs amis, leurs idaux - entre autres celui d'tre Allemands. Cette association d'ides m'a permis d'oprer un dplacement, de laisser de cot le deuil pour poursuivre davantage dans l'ide de la perte.

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J'ai pens l'entretien tlvis avec Hannah Arendt en 1964. Elle parle du vide qui s'est fait autour d'elle en 1933, de la perte de ses amis intellectuels, quand ceux-ci l'ont abandonne, trahie. " Je n'ai jamais oubli cela. J'ai quitt l'Allemagne dans cet tat d'esprit, en me disant de faon certes exagre : " Plus jamais, je ne veux plus jamais toucher la moindre histoire intellectuelle, je ne veux plus jamais tre mle ce milieu ". En effet, une fois en France, elle a privilgi l'action la parole, s'occupant pour l'Agence Juive de l'envoi des enfants juifs en Palestine.

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Cela fait des annes que je vais rgulirement en Allemagne, notamment pour mon travail, et j'ai beaucoup d'amis l-bas. C'est grce eux que j'ai compris quel point l'apport des Juifs allemands tait important pour la culture allemande d'avant guerre. Pour beaucoup de mes amis ns pendant et aprs guerre, l'anantissement de ce courant juif dans la culture allemande, est vcu comme une grande perte. Je voulais voquer avec des amis intellectuels allemands, cette perte, la leur, dont ils m'ont si souvent parl. L'importance que revtent pour eux des figures telles que Freud, Benjamin ou Kafka qui tous, ont crit en allemand. Ce n'est pas dans mon cole en Isral que j'ai pu apprendre cela. D'ailleurs, il n'y avait aucune rue leurs noms.

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J'ai donc dcid d'voquer avec des amis de longue date la perte, le vide, la patrie - le Vaterland, le Vaters Land -le pays du pre comme j'ai nomm le film en allemand. C'est un jeu de mot : Vaters Land - pays du pre - et non Vaterland - patrie - intgrant, non sans ironie, la question de savoir ce qu'est ce pays du pre, le leur, le mien. En franais ce jeu de mots n'existe pas, mais on peut entendre nanmoins " pre " dans le mot " Perte ".

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Dans leur rcit, chacun de mes amis raconte son exprience de la perte. Gustav Obermaier parle de la physique qui n'existait plus Gttingen aprs le dpart des Juifs. Un trou, un vide qui est encore prsent aujourd'hui, mme si on a essay de recoller les morceaux. Claus Dieter Rath qui est psychanalyste Berlin, parle de l'absence relle o symbolique des pres aprs la guerre, et de la recherche de pres de substitution, de pres symboliques juifs, tels que Freud, Kafka ou Benjamin. Jutta Prasse, psychanalyste elle aussi - ma trs chre amie, dcde depuis, fixant pour moi jamais Berlin comme ville du deuil - parle de la dissociation qu'elle aurait voulu pouvoir faire entre la langue maternelle et la patrie. Une dissociation impossible. " Il y a dans la langue des boursouflures, des cicatrices mal guries, qui entravent le sens, le fixent, le brouillent ".Hanns Zischler, acteur et crivain, auteur du livre Kafka va au cinma, voque, lui, les stades et les strates lui ont permis de comprendre, trs graduellement, l'existence d'une autre culture, d'une autre vie, derrire la culture et la vie dans lesquelles il a grandi. Il dit : " A Berlin, les fantmes sont trangement vivants, et leurs traces sont encore bien plus visibles que dans d'autres villes ".

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J'avais depuis longtemps l'ide de faire une installation partir d'un long plan squence pris sur la ligne du S-Bahn, le mtro arien qui traverse Berlin. Je voulais le tourner le 12 novembre, jour anniversaire de mon pre, trois jours aprs le 9 novembre, date anniversaire de la nuit de Cristal en 1938. Finalement j'ai tourn ce plan pour Vaters Land, non pas le 12 novembre mais le 21, (un 12 invers). L'accord d'Arte tait arriv le 9 novembre Le S-Bahn tait quelque part pour moi un signifiant de Berlin. Appartenant l'Allemagne de l'Est, cette ligne, ses trains, ses wagons sont rests inchangs. J'prouvais toujours cette sensation d'Unheimliche, cette familiarit trange et inquitante lorsque je prenais ce train. Le sentiment que mon pre et mon grand pre taient l avec moi dans le wagon. Je n'ai jamais essay de chercher la maison o vivait mon pre. Par contre, dans ce wagon en mouvement, sorte de lieu, non lieu, j'avais l'impression de me familiariser avec ce monde qui m'tait si tranger.


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En regardant la carte, j'ai choisi d'aller de la station Ost Kreuz, la station West Kreuz, sur la ligne qui traverse Berlin d'est en ouest. Ce trajet dure, comme il s'est avr, prcisment 30 minutes. C'tait exactement le temps qui m'avait t impos par Arte pour le film. De plus, le nombre 30 renvoie, dans la tradition juive, aux trente jours de deuil.

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Le dispositif final intgre tous ces lments : la phrase de Freud mise en exergue, un extrait du film de l'entretien d' Hannah Arendt, un travelling de 30 minutes travers Berlin, et les quatre monologues de mes amis, qui apparaissent eux en surimpression, image sur une image.

J'avais l'intention, au dpart, d'ouvrir le film avec un court texte qui introduit ma filiation paternelle Berlin. Mais la filiation maternelle s'est impose pour la fin du film par la langue maternelle. La famille de ma mre, Juifs de Prague, avaient, comme Kafka, l'allemand comme langue maternelle. Le dernier mot de ma mre, morte en Isral, fut en allemand. Elle a dit : " austeigen ", descendre.

C'est alors que j'ai ralis que le film, sans vouloir traiter le deuil, tait lui-mme un travail de deuil

 

Propos recueillis par Orit Rosen et Danielle Levin

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