Nurith,
Tout à l’heure, j’ai vu Traduire pour la troisième fois en une semaine.
Il est tôt. Depuis dimanche, je veux t’écrire et beaucoup d’obstacles ( le « temps »
d’el Andaluz ?) se sont mis sur mon chemin, c’est sans doute pour cela que la
nécessité m’éveille avant que l’occasion ne s’échappe encore.
Je ne voulais pas te tutoyer car en français il existe un « vous » et qu’on ne se
connaît pas. Et mes doigts en ont décidé autrement. J’entérine donc… J’espère que
tu ne m’en voudras pas.
Dimanche matin, avant de quitter la salle, je t’ai dit que le film était à pleurer
d’intelligence. Cette première fois, je me souviens d’avoir eu les larmes aux yeux à
trois reprises. Et tout à l’heure encore deux fois : quand Anne Birkenhauer dit que le
frontière entre les deux langues devient si ténue qu’elle ne traduit plus. Egalement,
quand Rosie parle du bruissement des langues qu’elle entend sous les deux romans
venus d’Egypte et de Pologne. Peut-être parce qu’à ces moments on atteint au
sacré : le mystère de ce qui se révèle au-delà des mots ? (Je suis catholique,
« laïcisée » et je ne fréquente plus aucun temple.). Et la répétition n’atténue en rien,
ni l’émotion, ni la beauté.
Tout est bouleversant d’intelligence : le travail à l’oeuvre derrière ces entretiens, on
pourrait dire avec Chana Bloch les « strates » que l’on devine, mais cette fois-ci,
dans ta propre pensée. Les années d’études qui se dévoilent de façon si lumineuse
dans le commentaire des oeuvres, accompagné de l’oeil qui se plisse de Sandrick, du
rire d’Anna-Linda devant la cruauté d’Agnon, de la main qui souligne l’oreille de
Rosie.
Tu nous rends intelligents : tout à coup, on s’aperçoit qu’on comprend beaucoup de
langues et cela donne envie de regagner ce qu’on avait grapillé même dans celles
que l’on ne connaît pas. Tu nous fais parcourir des siècles d’hébreu, pourtant au
rythme de notre respiration et aussi d’un amour immodéré pour les oeuvres.
C’est un festival de sonorités, un chatoiement de mots et de voix dont on entend le
grain comme on voit celui du papier. Un bouquet coloré qui se déploie comme les
fleurs de papier japonaise au contact de l’eau, et ce n’est pas la recherche du temps
qui sort d’une tasse de thé, mais un monde d’échanges, d’esprits constamment
fécondés par les oeuvres traduites et la fréquentation d’autres langues.
Encore portée, je suis allée rechercher la racine d’« enchantement » à mon retour
tout à l’heure, prise par ton film qui m’a accompagnée toute cette semaine, le bleu de
l’île dans les yeux. Avec les lignes d’écriture des façades, les hiéroglyphes des
branches ou des antennes, le bruissement des feuilles, la ponctuation des figues, les
ferronneries catalanes qui viennent s’inscrire sous les lettres suspendues à leur fil.
Tout devient livre.
J’attendais entre deux séances pour retrouver ce qui m’avait échappé des « sons,
bruits, voix » des pas, de comprendre le déplacement de l’oeil sur la page et sur le
paysage, de ce tout qui « stimmt richtig »., du pinceau de la calligraphie chinoise,
dans son élan et ses ralentis, qui parcourt les manuscrits…
Comme pour le texte original, le commentaire pourrait être infini. Et je reviendrai vers
l’oeuvre.
Merci pour tant de beauté et d’intelligence.
Anne Bruley
Paris, le 11 février 2011.