«Traduire», un art de la fugue
« Que voit Dieu par la fenêtre ? » c’est ce qu’avec les poètes la cinéaste Nurith Aviv cherche avec passion en interrogeant écrivains et artistes sur leur relation à la langue – en hébreu, la langue, ce sont les lèvres…
Son voyage a commencé en 2008 avec le très émouvant D’une langue à l’autre (Misafa Lesafa), délicate enquête sur le lien, tout en tensions, tissé par les immigrants de Russie, d’Allemagne, de Hongrie, du Maroc… entre l’hébreu, devenu leur nouvelle patrie, et la langue de leur enfance, leur langue maternelle. « Du moment où j’ai voulu pénétrer l’hébreu et écrire, j’ai dû assassiner la langue russe, l’éliminer, car elle faisait obstacle, la langue maternelle », explique Meir Wieseltier. « Je me souviens, quand mon père est mort, j’ai senti que l’hébreu ne me portait plus, je m’écroulais dans le hongrois, je me lamentais en hongrois », répond Agi Mishol. Et il arrive aujourd’hui à Aaron Appelfeld d’avoir peur d’oublier sa «langue maternelle adoptive » : « La langue maternelle, tu ne la parlespas, elle coule d’elle-même. Avec une langue acquise, tu dois sans cesse être sur tes gardes. Parfois, je me réveille avec l’angoisse que l’hébreu appris avec tant de peine s’évanouisse, disparaisse. »
Nurith Aviv a poursuivi son chemin avec Langue sacrée, langue parlée, où écrivains et artistes, cette fois nés en Israël, décrivent leur relation personnelle à l’hébreu qui fut longtemps langue des Écritures avant de devenir la langue vivante de l’État d’Israël en 1948. Dans la diaspora réservé aux rites sacrés et interdit aux femmes notamment, l’hébreu fut « ravivé », à la fin du XIXe siècle, par Eliezer Ben-Yehouda, inventé peut-on dire, puisque c’est à une véritable création que s’est attelé Ben-Yehouda afin d’écrire son Dictionnaire de la langue hébraïque ancienne et moderne. Convaincu que l’hébreu devait cesser d’être langue morte pour être parlée au quotidien, Ben-Yehouda s’acharnera, jusqu’à la fin de sa vie, à créer des milliers de néologismes qui puissent décrire les réalités de l’époque. Comme toute langue, l’hébreu moderne porte en lui les strates de sa vie passée : la voix des uns résonne dans celle des autres.
Traduire est le dernier volet de cette trilogie vers Babel, la porte (Bab) de Dieu (El). Depuis Babel, les êtres parlants n’ont pour se comprendre que la traduction, qui défaille sans cesse. Rappelons-nous :
« Dieu dit : “Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres.” Dieu les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Dieu confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre. »
Traduire allie la sobriété esthétique à la poésie des propos. Nurith Aviv écoute, chacun s’exprimant dans sa langue, des traducteurs de différents pays parler de leur expérience de passeurs de la littérature hébraïque écrite à travers les siècles. Sandrik Le Maguer a traduit Le Midrash sur les proverbes, lecture « fouillante » (darash : fouiller, chercher) de la Bible qui fait jaillir le sens en jouant de toutes sortes de techniques (jeux de mots, appositions d’opinions les plus opposées, situations anachroniques des personnages, et grande liberté avec le texte). Ce qui l’a mis sur la piste d’une relecture midrashique du Nouveau Testament[1].Yitshok Niborski est l’auteur d’un dictionnaire de 6 000 mots d’origine hébraïque en yiddish. « Traduire de l’hébreu en yiddish » c’est particulier, explique cet enseignant de l’Inalco, « parce que le yiddish est né sous les ailes de l’hébreu : la Bible était lue en hébreu, mais les discussions étaient en yiddish » et cela a marqué les deux langues et plus tard leurs littératures. Anna Linda Callow parle du prix Nobel de littérature S. Y. Agnon qui joue jusqu’à « la cruauté » des manières de la tradition, il entrelace des couches anciennes de la langue de façon quasi subversive (fragments, oppositions, tensions), avec des effets de sarcasmes et d’ironie qui rendent la traduction quasi impossible malgré l’« agnonisation » à laquelle Anna Linda Callow soumet l’italien. Les dix traducteurs soulignent tous les limites de la langue qu’ils tentent de forcer, coûte que coûte, pour s’approcher au plus de l’original. Selon la tradition juive, « la traduction [de la Bible], comme toute interprétation, peut accompagner le texte original mais il ne peut le remplacer ». Sans doute l’humanité réside-t-elle dans l’intraduisible.
Françoise Mona Besson
Traduire, un filmde Nurith Aviv. Sortie mercredi 19 janvier 2011 au cinéma Les Trois Luxembourg 67, rue Monsieur Le Prince 75006 Paris.
Chaque jour, les projections seront suivies de rencontres avec NurithAviv et ses invités : 19 janvier à 21h : Hélène Cixous – 20janvier à 21h : Henri Atlan – 23 janvier à 11h : Alain Ehrenfreund –25 janvier à 21h : Jacques Roubaud et Marcel Bénabou.
Les semaines suivantes : Gérard Haddad, Marc-AlainOuaknin, Thierry Garrel, Judith Miller et Anaëlle Lebovits-Quenehen, LeslieKaplan et Heitor de Macedo, Pierre Pachet, Maurice Olender, André Markowicz et FrançoiseMorvan, Rosie Pinhas-Delpuech, Stéphane Zagdanski, Bernard Hoepffner, FrancineKaufman, Charles Melman.
Un coffret reprenant la trilogie et deux courts métrages de NurithAviv, Vaters Land / Perte et L’alphabet de Bruly Bouabre sortira mi-avril.
[1] Il a publiéen 2008 Portrait d’Israël en jeune fille.Genèse de Marie, coll. « L’Infini », Gallimard.