Tu reviens Nurith aujourd’hui vers cette langue dont il a été tellement question dans tes premiers films, et notamment dans « D’une langue à l’autre » et « Langue sacrée, langue parlée ». Où se posait la question d’un choix de parler l’hébreux, choix politique, mais non seulement. Où l’on voit comment, sur cette terre où tu es née, les langues maternelles des juifs de la diaspora, et ici, en l’occurrence, le yiddish, furent laissés pour compte au profit de l’hébreu, formateur d’identité nationale -et non seulement.
Tu reviens une décennie et demie plus tard au yiddish, après un long détour, pour nous faire connaitre l’essor de sa poésie d’avant-garde entre les deux guerres.
Ce film est très beau, il provoque la surprise, puis cette joie qu’on éprouve à la rencontre de la beauté du composite, de la beauté de l’hybridité créatrice.
Ainsi tu mènes tes interlocuteurs au refoulé de leur histoire en douceur.

Enfant de mariage mixte, je repérais très tôt autour de moi les réactions face à l’accent étranger dans la langue parlée, réactions imperceptiblement ironiques, condescendantes, devant ce reste qui vient d’ailleurs, qui « empêche l’intégration ». J’ignorais à l’époque les trésors cachés derrière l’accent -sonorités d’un monde polyglotte, cosmopolite, non modernisé.
J’ai su plus tard qu’il existait un double mouvement face à ces traces d’étranger dans la langue, cette altérité qui résiste à l’assimilation ; j’ai su qu’on peut en être fier, comme on peut en avoir honte.
Ce que l’on voit clairement aussi à propos du yiddish ; comment il était perçu, en Israël, avec un certain mépris (il représentait l’exil, la mort d’un monde révolu, vous disiez : « galut ! , savon !») ; alors que dans les cours universitaires de NY ou de Paris, le yiddish, parlé ou littéraire, est très valorisé par exemple.

Ainsi l’on est étonnés d’apprendre dans ton film qu’entre les deux guerres le yiddish fut une langue littéraire d’avant-garde. On y découvre toute une liste de femmes poètes dont l’art peut à notre époque toujours inspirer des jeunes femmes « à se libérer de leurs pensées restrictives » comme le dit dans son entretien Lila Thielmans, cette jeune femme d’Anvers ; c’est avec cette poésie yiddish qu’elle a pu « se représenter le monde autrement, s’affranchir ».

Dans ton film, il y a 4 filles et 3 garçons qui sont interviewés.

Pour les filles, non juives, le yiddish est une langue apprise, il s’agit d’un investissement personnel, subjectif, qui les incite à voyager, étudier, créer, retrouver une intériorité. « Nous avons voulu lier notre présent au passé juif » dit Karolina Szymaniak, jeune femme née à Varsovie. « Mais en effet, nous cherchions un autre passé » elle poursuit.

Les trois garçons, eux, sont juifs d’origine ; ils viennent des familles où le yiddish n’était pas parlé et l’ont appris beaucoup plus tard, en suivant des études universitaires dans une sorte de retour aux sources, de recherches personnelles.
On peut dire que tous tes sept interviewés ont appris le yiddish après coup, plus tard.
Or, dans ton choix « genré » d’interlocuteurs, il semblerait y avoir une raison, j’aimerais que tu nous en parles après du pourquoi les garçons interviewés sont juifs et les filles ne le sont pas ?
En paraphrasant Claude Lévi-Strauss pour qui « les femmes sont comme les mots de la langue », on peut dire qu’en voyageant entre les lieux, entre les familles qu’elles réunissent, les femmes tissent des liens de parenté, qu’elles fabriquent du tissu social. Elles y sont dans leur rôle dans ton film.
Les filles nous disent toutes être tombées amoureuses de la langue yiddish, de sa poésie, ses sonorités, son histoire. Il s’agit d’une rencontre entre étrangers ; or, pour tomber amoureux, il est nécessaire d’avoir quelque distance.
Les garçons, quant à eux, portent honorablement le poids de leur héritage, en grande partie ignoré par eux-mêmes et leur entourage ; ils cherchent à rétablir par l’étude du yiddish un récit correspondant à leur identité cachée, intérieure, à rétablir un point d’amnésie fort qui existait au départ ; ce point d’amnésie est fondateur pour la deuxième génération d’après-guerre, comme il est dit dans « D’une langue à l’autre ».
Dans ce film, on retrouve toujours le yiddish loin, ailleurs (à New York, à Paris, par exemple) pour le ramener à ses sources anéanties. Je pense à l’exemple de Vilnius dont le 40% de la population fut juive avant la guerre, ce qui n’est pas sans me rappeler Salonique, la Jérusalem des Balkans. Cette jeune femme, Nigel Auskaite, qui d’ailleurs nous parle en anglais, vit à Vilnius actuellement, et nous apprend que l’organisation pour laquelle elle travaille, YIVO, qui existe aujourd’hui à NY, fut fondé en 1925, à Vilnius.
Elle parle d’un grand mouvement littéraire à cette époque. Il y avait une organisation socialiste de poètes très connus, il y avait des lectures de poésie où les gens arrivaient massivement, comme dans un concert de rock aujourd’hui…
Elle cite le poète Avrom Sutzkever, qui écrivait dans le ghetto pour survivre. Claude nous en a parlé si bien. Un jour, ce poète doit traverser un champ de mines. Il fait ses pas au rythme de ses poèmes, ce qui lui sauve la vie.
Tous tes interlocuteurs vont donc chercher ailleurs le yiddish, après la destruction de la plupart de ses locuteurs, afin de redonner un nouvel élan à leur histoire. Je pense au premier, Tal Hever Chybowfski. Qui fait des recherches sur les traces d’hébreux dans le monde ashkénaze, mais ne tient pas compte de la langue de sa grand-mère qui parlait yiddish avec un accent qu’on méprisait.
Elle parlait sept langues, appartenait à l’époque révolue de cosmopolitisme, qui précède le nationalisme nouveau-né. Il retrouve donc cette grand-mère plus tard, dans le plaisir, le ludique, l’enfance. Il remarque qu’elle dit en yiddish des choses qu’elle ne dit pas en hébreu, cette grand-mère mythique.

Ce sont des rencontres dues parfois à ce qu’on appelle « le hasard ».
Ainsi Dory Manor, né à Tel Aviv, vit aujourd’hui à Paris, « Nous voulions quelque chose de fort, militaire viril (dit-il avec un sourire très légèrement moqueur…)
Où il a trouvé par hasard, des cours de yiddish, de l’enseignant Niborsky. Chez lui on remarque un revirement : J’y ai trouvé au yiddish quelque chose de différent alors, de non territorialiste, non nationaliste, de cosmopolite, « différent de l’enfermement, de l’isolement, dans lequel nous avons grandi. »
Il nous parle, comme les autres, du sexuel, du sensuel, d’une poésie audacieuse. Il donne lecture à Un baiser, une poésie qui met en scène une vampire, sans doute osée pour l’époque, une femme en quête d’amour, une dévoreuse active.

Je finirai sur quelque chose qui est très beau dans ce nouveau film, c’est le rapport -nouveau- de ce film aux fenêtres.
Rêve, (khalon), fenêtres, (khalom) et traduction c’était la dernière fois qu’on t’avait invitée à notre séminaire, où l’on s’est vues en public.
Dans les films précédents, les personnes interviewées se tiennent à côté d’une fenêtre qui s’éclaire, qui cadre, fenêtre carrée comme le sont les lettres hébraïques ; « les fenêtres, font le premier cinéma » nous disait Ouaknin.
Dans Yiddish on voit donc tes interlocuteurs marcher d’abord dans la rue, dans l’extériorité, dans le monde de tout le monde ; puis, ils rentrent tous chez eux avec un code, un badge, ils rentrent, dans leur monde intime, d’où s’ouvrent des fenêtres sur leurs jardins intérieurs, sur des vues intériorisées de la ville, sur leur rencontre subjective avec le yiddish. Ce mouvement de caméra qui nous amène à découvrir leur yiddish et qui enveloppe tout le film est fort , nouveau et émouvant.
Merci Nurith.