Intervention du 13 décembre 2020 - transcription

J'ai eu la chance d'assister à la fabrication du film de Nurith, Yiddish. Je ne peux que donner quelques impressions - en me tenant essentiellement du côté de la composante textuelle du film.

Nurith, me semble-t-il, fait un travail de sculpture - selon l'ancienne définition de la sculpture, comme arte di levare, ou art d'enlever.
Je connaissais auparavant l'existence des mouvements aarchistes, socialistes, et l'importance de leurs publications et journaux écrits en yiddish. Avec Nurith, je plongeais dans les numéros de la revue Kaliastra, je découvrais les poèmes et les textes de philosophie esthétique de Deborah Vogel, je découvrais ces mouvements poétiques très inventifs des différentes avant-gardes. Or il fallait tailler, tailler la matière, enlever sans cesse, dégager la forme sous contrainte, tailler pour faire surgir les arêtes, et aussi les coïncidences qui rythment le travail de Nurith. Tailler la pierre et ensuite enchasser. Je citerai Mandelstam, quand il définit l'acméisme par l'esprit de construction: "L'architecte dit: je construis , donc j'ai raison" et Mandelstam dit: "la pierre est le mot en tant que tel".
Ainsi la composition du film reprend et montre le pouvoir indomptable de la poésie - cette "raison" indomptable de la poésie qu'illustre Abraham Sutzkever, écrivant un poème chaque jour dans le ghetto de Vilna, traversant un champ de mines sur le rythme d'un poème, et dirigeant ensuite en Israel l'unique revue en yiddish "La chaine d'or". "Le yiddish, dit-il, était l'armure qui détournait les flèches de moi".
Le film de Nurith est construit en mosaïque. Chaque morceau de mosaïque, une fois taillé, est fiché dans une terre, comme une dent qui mord, comme un clou. Chaque morceau est fiché dans, non pas le non dit, mais l'"indit" de l'histoire, la terre de ces réseaux poétiques et politiques de ce temps de l'entre-deux-guerres. Chaque clou doit absorber et laisser sourdre les éléments constituants du film et les différents fils qui le traversent.
Donc d'une part enchasser la matérialité sonore des poèmes dans les images, textes, voix, visages - et d'autre part, produire la rencontre de deux générations, par delà le gouffre de la Shoah - rencontre à partir de cette langue si particulière, qui contient en elle la traduction, et qui, par son hybridation créatrice, pouvait, à partir des potentialités du passé, tendre vers le large, vers l'universel, sans être du globish.
Je rappellerai rapidement les fils qui innervent cette mosaïque: la charge politique anti-nationaliste, et la mise entre parenthèse de toute question d'origine, d'appartenance, et de toute nostalgie. Le film encore une fois joue de la rencontre. Il faudrait insister sur la place des poètes femmes, à qui le film rend justice, rappeler que les femmes avaient un accès très limité à l'hébreu, et que ces femmes poètes, en s'appropriant le yiddish comme langue littéraire, en le choisissant, luttaient contre leur double effacement de l'histoire. Ainsi les femmes poètes qui sont dans le film ne se trouvent pas dans le recueil en français "Anthologie de la poésie yiddish" , et Deborah Vogel a été effacée par la figure de Bruno Schultz.
J'ajouterai : dans le film s'entend aussi le basculement entre "l'esprit de construction", dont parle Mandelstam en 1919 ,esprit de celui "pour qui le bruit du burin martelant la pierre "est "une preuve métaphysique" - et l'angoisse, la question de Celan, le "Et la pierre, à qui s'adresse-t-elle?".

Voir, avec le film, l'articulation des deux générations, l'ouverture d'un chemin, la reprise d'une temporalité, fut un choc, puisque la présentation de Yiddish au MHAJ eut lieu la veille du confinement, en mars. On savait que rien ne serait plus comme avant, qu'on entrait dans un temps comptable, gelé, un nouveau temps où il faudrait que la poésie soit là, encore indomptable.

Remarque - question à Nurith:
Il me semble que les fenêtres n'occupent pas la même position que dans tes films précédents. Ici on entre dans la pièce par le chemin que suit le "protagoniste". La fenêtre entr'aperçue détache un extérieur gris, incertain. Le lieu habité est le lieu de la poésie.
Ce qui a fonction de fenêtre ici, ce sont les textes, la page, les visages des poètes. L'ensemble du film est troué par ces textes. Tu as choisi ce nouveau dispositif : la traduction se lit en pleine page, et non en sous-titres, et le demi-visage - lèvres, yeux - comme le visage d'un ange, dit la pure vocalité du yiddish, tandis que se déroule le graphisme des textes.

Michèle Sinapi