LANGUE SACRÉE, LANGUE PARLÉE.
Un film de Nurith Aviv
Débat
avec la réalisatrice, Francis Drossart et Ghyslain Lévy
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Quelques réflexions de Ghyslain Lévy
« L’hébreu qui, pendant des siècles, fut une langue sacrée pour les juifs de la diaspora, est devenu, par la volonté politique, une langue parlée au quotidien dès le début du 20 ° siècle. Qu’est-ce qui a été préservé, qu’est-ce qui a été oublié, ou refoulé, qu’est-ce qui demande à resurgir ? » C’est ainsi que Nurith Aviv présente son dernier film dont elle dit avec insistance qu’il ne s’agit pas d’un documentaire. Il y a en effet, dans son choix de donner la parole à des artistes, des écrivains, des poètes, le souci de faire partager le cheminement fragile, difficile qui consiste, par la médiation de l’art, à créer des ponts, des passerelles entre « langue sacrée » et langue parlée. Car il existe dans la plupart de ces témoignages une tension violente, parfois douloureuse, entre l’hébreu des textes fondateurs, la langue des prières et des rituels, la langue du Livre, et l’hébreu parlé (profane ?) qui en est l’avatar moderne, langage véhiculaire, instrumental, oublieux de ce qui l’origine dans une sacralité historique problématique.
Ces écrivains, grâce à l’acte de médiation que représente la création littéraire, nous amènent à partager leur passion pour la langue, pour ce va et vient entre les différentes couches linguistiques, comme si l’art constituait pour eux une troisième langue, entre la langue rabbinique du passé et la langue « actualisée » du quotidien. Ils seraient les passeurs, les traducteurs, les intercesseurs, eux qui, grâce à l’écriture, parvenaient à se tenir en cette position vertigineuse, au-dessus de l’abîme qui s’ouvre sous les pieds des apprentis-sorciers sionistes. La question en effet se pose :comment ceux qui, aujourd’hui, ne disposent pas de l’art comme médiation, font avec cette transformation violente de la langue, sa brutale sécularisation et sa plongée dans un contexte politique lui-même extrêmement violent ?
D’ailleurs n’est-ce pas le sens de cette pointe apocalyptique sur laquelle Nurith Aviv a choisi d’achever son film ? La dernière intervenante rappelle, et avec quelle insistance, la menace de destruction qui pèse sur l’Etat d’IsraËl, et face à cette menace de disparition, le souci d’écrire pour rappeler aux survivants futurs que des juifs ont vécu au Moyen-Orient en un pays nommé IsraËl…Vision d’apocalypse qui sous-entendrait un lien possible entre ce qui a été fait à la langue et la catastrophe annoncée ? Nurith Aviv ne refuse pas cette hypothèse en disant son inquiétude quant à la situation actuelle du pays, et en citant la mise en garde de Gershom Scholem à l’entreprise sioniste déjà en 1926. Celui-ci signalait l’existence d’un mal intérieur au sionisme qui aurait résidé précisément dans ce qui a été fait à la langue, dans cette transformation du rapport de chacun à la sacralité, dans la langue, au profit d’une « non-langue », d’une sorte d’esperanto amnésique et dépourvu de ce « fond abyssal » sur lequel se construit la langue. Car selon Scholem, il existe un fond abyssal de la langue, exprimant le rapport de chacun à l’énigme qui le transcende, énigme de son être dans le monde, entre le mystère de son origine et celui de son ultime. Or c’est ce fond abyssal de la langue qui serait l’objet d’un déni linguistique dans toute tentative pour en aplatir la portée et la réduire à cet instrument véhiculaire qu’est l’hébreu moderne. Il y aurait, selon Scholem, une sorte de naÏve légèreté à croire qu’en sécularisant ainsi « la langue sacrée », on allait la ranimer et la « ressusciter » dans un monde et un Etat modernes.
Un déni linguistique qui décapite la langue, serait-ce cela désacraliser la langue, ou la séculariser ?
Certains intervenants dans le film le disent étonnamment bien : l’un signale le danger qu’il y a à mélanger ces deux langues dans la bouche. Un autre exprime a contrario le sentiment que si la langue parlée perdait cette source liturgique, cela reviendrait à tuer la langue. Un autre encore se représente cette tension intra-linguistique sur le mode de l’exclusion réciproque : chercher à se débarrasser de cette marchandise encombrante en la jetant par-dessus bord, tel un navire qui se débarrasse de son chargement pour filer plus vite. Chaque fois, que ce soit pour en signaler les relations d’exclusion ou pour en souligner les rapports d’inclusion réciproque, il s’agit, chaque fois, de dire les effets de hantise qui, à partir de cette construction d’un sacré placé en situation d’origine, s’exercent sur et dans la langue parlée. Impossible de s’en défaire. L’hébreu moderne ne serait-il pas occupé, comme le pays lui-même, par « le fantôme » de l’origine, cette passion pour une origine unique, pure, souveraine, à la source des fanatismes meurtriers de tous bords ?
Je voudrais conclure ces quelques réflexions en citant des extraits d’une lettre de Freud au Dr. ChaÏm Koffler ( 1930 ) :
« Je ne crois pas que la Palestine deviendra un jour un Etat juif, ni que le monde chrétien ou le monde musulman accepteront de laisser leurs lieux saints sous sa protection. Il me semble qu’il aurait été plus raisonnable de créer un foyer juif dans une terre moins chargée de signification historique…Je constate avec regret que le fanatisme irréaliste de notre peuple est en partie responsable de l’éveil de la méfiance des Arabes. Je ne puis trouver en moi l’ombre d’une sympathie pour cette piété foudroyée qui, de ce qui reste du mur d’Hésiode, fabrique une relique nationale, heurtant ainsi les sentiments des populations indigènes. »
Je ne peux que vous inviter à aller voir le film de Nurith Aviv , en espérant que ces réflexions seront un argument de plus pour vous y rendre.