L’hébreu : du sacré au profane
Anaëlle
Lebovits
L’hébreu ancien et l’hébreu moderne sont étroitement liés. Le premier est certes plus métaphorique que le second, des variations syntaxiques existent bien de l’un à l’autre, mais il y a entre ces deux langues la même proximité que celle que l’on repère entre la langue de Corneille et le français actuel. Pourtant, le dernier film de Nurith Aviv met remarquablement en valeur la façon dont l’hébreu moderne s’est construit sur le refoulement de la langue sacrée pour devenir une langue profane dans laquelle on peut dorénavant vivre, aimer, « baiser » et le cas échéant « insulter » – puisqu’ aimer n’est pas toujours aisé. Si l’hébreu biblique, celui des prières qui montent au ciel en un chant immémorial, s’est effacé devant la nécessité politique de la création d’Israël, c’est aussi pour des raisons politiques que cette langue chantée est devenue une langue parlée. L’excellent Etgar Keret considère ainsi que la langue sacrée a été, pour ainsi dire, congelée pendant 2000 ans avant de ressurgir et finalement s’animer à nouveau. C’est là sans doute ce qui fait la singularité de cette langue parlée il y a de cela plusieurs millénaires. Elle n’a, longtemps, plus servi aux mortels qu’à adresser leurs prières au Très-Haut, avant de finalement revenir lier entre eux les vivants, tissant à nouveau les liens de l’irrémédiable malentendu dont se nourrissent partout les rapports humains.
Pour explorer le passage d’un temps à l’autre, d’une langue à l’autre, Nurith Aviv nous propose donc de prendre place à bord du train d’où Alexandre Promio, émissaire des frères Lumière en Terre sainte, prit les premières images du parcours ferré qui reliait Jérusalem à Jaffa en 1897.
Une voix off – celle de Nurith Aviv – nous rappelle la teneur des débats qui animaient le premier congrès sioniste devant lequel Théodore Herzl préconisait que chacun puisse parler sa propre langue dans le futur état d’Israël, « car la langue est la patrie bien aimée de [nos] pensées ». L’idéal d’Herzl devait toutefois vite s’effacer devant la nécessité de former un peuple uni – au moins par la langue – sur une terre si longtemps promise. Peu à peu, le film de Promio laisse place à celui de Nurith Aviv. Du noir et blanc, nous passons à la couleur, le titre du film apparaît sur un fond noir : Langue sacrée, langue parlée.
Chacune des personnes que Nurith Aviv a rencontrées pour éclairer son propos – des écrivains pour la plupart –, raconte en hébreu et à sa manière, ce qui a été refoulé de la langue sacrée pour que l’hébreux devienne une langue vivante.
Se pourrait-il que l’hébreu des Écritures se découvre dans un usage touristique ? N’en déplaise à Lévinas qui voyait dans ce genre de pratiques – de fait peu orthodoxes – une profanation, le très laïque Haïm Gouri emportait, lorsqu’il était enfant, une couverture et la Bible, lorsqu’il partait en randonnée pédestre à travers Eretz Israël. Il lui en est resté le goût de la langue et l’angoisse que l’hébreu moderne ne s’appauvrisse au fil des temps ; qu’il ne se synthétise, ne se stérilise. Cette angoisse, qu’il partage avec Ronit Matalon, n’est-elle pas aussi le signe de ce que l’hébreu est devenu une langue comme les autres, vivante et de ce fait soumise aux vicissitudes de la modernité ? L’hébreu est semble-t-il une langue résolument joyeuse, sortie depuis 60 ans de son écrin à la faveur de ceux qui en usent « sans se soucier des niveaux de langues », note Etgar Keret qui joue de cette tension entre langue châtiée et langue argotique par laquelle il attrape si bien ce qui fait la saveur de son pays.
Michal Govrin, elle, voit dans l’hébreu moderne un des modes de refoulement de la langue dans laquelle ses aïeux se mouvaient. La Shoah d’abord, puis la culture sioniste (quoi qu’autrement, pour des raisons inverses) ont toutes deux contribué à effacer l’histoire de sa famille, son rapport au sacré, déjà irrémédiablement perdu en 1945. Avec la découverte de l’hébreu talmudique, c’est donc « un tunnel dans le temps » qui s’ouvre pour elle, le sol se dérobe sous ses pas : un monde insoupçonné, à jamais extime, se dévoile dans cette langue dont elle ne veut d’abord rien savoir. Elle sait pourtant aujourd’hui que c’est le Talmud, « cet immense poème existentiel » qui a sauvé son peuple hétéroclite de la destruction.
Pour celui qui a été élevé dans le respect de la Loi, la distinction entre la langue parlée et la langue profane est semble-t-il plus radicale encore. Roy Greenwald voit dans l’une sa langue maternelle, et dans l’autre, une langue difficile, sa « langue paternelle ». Leurs impacts sur son corps varient, la sensation orale de ces deux langues diffère, leurs saveurs, leurs goûts sont différents, bref, il jouit diversement de l’une et de l’autre.
Mais puisque la langue quotidienne s’est faite sur ce qu’elle a rejeté et effacé – l’hébreu rabbinique – ne faut-il pas favoriser le retour du refoulé, exhumer avec force le sacré pour contrer le mouvement naturel du moderne à effacer l’ancien ? Faut-il considérer au contraire que mêler les deux langues hébraïques est une façon de prendre place dans « l’arène la plus lointaine » qui est aussi « la plus intime » ? Yitzhak Laor dont le goût de la métaphore est assez prononcé, fait valoir que le sacré est là, dans sa prétention à dire l’intime, mais, selon Haviva Pedaya, l’usage de ces deux langues ne saurait suffire à cerner l’intime sans un travail poétique de la langue.
Ainsi certains des écrivains que Nurith Aviv fait intervenir choisissent de frotter les deux langues et leurs styles pourtant apparemment inconciliables, empruntant pour leurs œuvres profanes jusqu’à la mise en page des textes sacrés, avec leurs commentaires en marge du texte central.
Ce qui est remarquable dans ce film beau et intelligent à bien des égards, c’est aussi la façon dont Nurith Aviv tient compte des corps de ceux qui disent leur rapport à la langue. Elle sait rendre la façon dont cette langue les habite et les meut, la façon dont la langue imprime sa marque sur le corps des parlêtres dont elle fait un objet cinématographique. Remarquable est le pari de ce film : par la parole et la langue qui en fait le substrat, attraper l’essence de l’hébreu.
Des corps humains parlants donc, mais aussi le corps de quelques lettres, dont le dessein apparaît sporadiquement à l’écran, formant ou non un mot d’autant plus voyant qu’il est illisible à ceux qui ne connaissent pas l’hébreu.
Le dessein d’un alphabet ignoré, les contours d’un écrivain éclairant pour nous mais d’abord pour lui-même le lien intime qui régit les rapports de sa langue avec une autre langue – pas toute autre cependant puisque l’hébreu moderne se fonde et prend corps sur l’hébreu ancien ; le refoulement de la langue sacrée dans la langue des hommes et le retour de ce refoulé, tel est l’objet du film de Nurith Aviv.
Alors, les locuteurs de l’hébreu vivent-ils à l’ombre d’une idéologie de l’hébreu ? Langue sacrée, langue parlée apporte une réponse dialectique à cette question, avec le concours de certains des plus grands écrivains que compte Israël.
Le film sortira le 4 juin au 3 Luxembourg et se donnera du 4 au 10 juin, tous les jours à 14h, samedi, dimanche, lundi à 20h, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, à 21h, et dimanche à 11h ; puis du 11 au 26 juin : jeudi, mardi à 21h, dimanche à 11h. Notez encore qu’une projection spéciale pour le Champ freudien aura lieu le 15 juin, à 11h (pour y prendre part, réservez votre place auprès de Judith Miller, judithm@champgreudien.org).