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L’Hébreu, une langue ou une idée ?
Bien connue pour ses nombreuses et fertiles collaborations avec de grands cinéastes (Agnès Varda, René Allio, Jacques Doillon), Nurith Aviv jongle entre films de fiction et documentaires. Depuis ces dernières années, son rôle de réalisatrice prend une plus grande part dans son travail, elle, connue pour être la première femme chef opératrice en France.
Ici, Langue Sacrée Langue parlée
dresse le portrait de treize individus, artistes, mais bien plus
souvent écrivains, venus expliquer leur rapport intime avec l’Hébreu.
L’abondance des témoignages assomme, tant entendre l’Hébreu et lire les
sous-titres français deviennent antagonistes, limite babélien. D’autant
plus que Nurith Aviv insère à l’écran des textes en langue hébraïque,
pour illustrer les monologues, et surligner ainsi certains mots
importants. Reste à savoir ce que ces textes signifient dans leur
ensemble : proviennent-ils du Talmud ? Sont-ils là
juste pour exister comme support indépendant ? Doivent-t-ils
se lire comme on lit un tableau ?
En hommage à Alexandre Promio, opérateur de vues pour les Frères Lumière, mais aussi inventeur du travelling, Nurith Aviv insère entre chaque entretien, ce même procédé. Les travellings latéraux sont formellement tous identiques, et commence à contre courant, de droite à gauche, comme la lecture de l’Hébeu (alors que le premier invité arrive dans le sens contraire). Elle laisse donc défiler, en guise d’introduction, ce trésor cinématographique tourné sur la Terre Sainte, du train qui relie Jérusalem à Jaffa, en 1897, et annonce ainsi la problématique de son sujet, en retraçant quelques faits historiques pour le moins convaincants. En voix-off, elle raconte une histoire, celle de la renaissance d’une langue sacrée
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comme langue parlée. Sigmund Freud, Ben Yehuda ou
Theodor Herzl éclairent son propos. Des remarques pertinentes, où,
naïfs, on se rappelle que le premier congrès sioniste était en
allemand, où, Herzl, dès cette époque, s’interrogeait
judicieusement : « Qui d’entre-nous pourrait acheter un billet de train en Hébreu ? ». Et d’un rêve, Eliezer Perlman (Ben Yehuda) réveille l’esprit séculaire du peuple Juif : « Que revive Israël et sa langue sur sa terre ancestrale ».
Le sujet lancé, commence le défilé des témoins,
tous présentés avec une méthode précise. Chacun se pose devant sa
bibliothèque, en plan fixe. Sinon apparaît une chaise devant un mur
blanc. Les lèvres ne bougent pas d’un pouce, juste une voix
hors-champ : sa parole s’élève afin d’éclairer nos lanternes
sur ses raisons d’être ici. Dans le plan suivant, cette voix
proleptique continue cette fois-ci en accord avec l’image.
La mise en scène répétée surprend, intrigue et
illustre un propos de la réalisatrice :
« Dans le documentaire je travaille beaucoup en improvisant,
j’ai le plus souvent la caméra à la main, et quand j’appuie sur le
bouton je ne sais pas ou je vais aller, plutôt je me laisse aller, je
suis les événements, je suis à leur écoute, je suis prise par
eux ; et j’aime que le plan dure et ne pas avoir à m’arrêter,
même si l’action semble finie, aller au-delà du temps, celui de la
sensation ». La sensation du temps qui passe, cette
volonté de ne pas l’arrêter se ressent dans ses gros plans fixes, où
chaque trait du visage est magnifié par son naturel. Et aussi dans ces
travellings, qui, présentant au départ des sites dénudés, des lieux
archéologiques, sans hommes, viennent au fur et à mesure se gorger
d’immeubles, de bruits, de voitures, d’une vie industrielle. Nurith
Aviv empreinte-t-elle le chemin identique à celui d’Alexandre
Promio ? Et cherche-t-elle ainsi à rendre compte du
changement, de cette langue palimpseste, à l’image d’une terre toujours
en construction, une terre de partage, de conflits ?
Ils racontent tous leur expérience atypique autour
de l’Hébreu. Chacun se pose comme chirurgien, psychanalyste de sa
propre langue, et cherche à l’ausculter, la déformer, la confronter, la
sublimer. En somme, à la comprendre. Ils viennent de toutes
parts : Juifs d’Egypte, du Maroc, d’Orient, victimes d’une
diaspora forcée, voulue, subie, où l’Hébreu se mêlait au sacré et au
profane. « Une révélation », explique Michal Govrin
quant à la découverte de sa langue. Pour d’autres une joie, un jeu, un
carnaval, une étrangeté, une aventure, une obligation morale. Les avis
divergent, parfois convergent mais, presqu’à l’unanimité, l’Hébreu se
présente comme la langue nécessaire à l’identité du peuple d’Israël.
Certains, enfants, ne la parlaient pas chez eux. Et n’appliquaient pas
les rites et coutumes : « Pas de miracles
divins, c’est l’homme qui agit et change le cours de
l’histoire » a-t-on enseigné à Haïm Gouri, ancien
Sorbonnard devenu poète aux multiples casquettes. Ils jonglaient tous
entre l’ancien et le moderne. Beaucoup ont appris leur langue dans les
livres sacrés, s’étonnaient de cette différence entre l’écrit et le
parlé qui dorénavant les obsède dans leur travail artistique. Ecrire,
peindre, chanter, filmer, tous lient leur art à leur langue, à une
recherche de renouveau sans « jeter à la mer » les
racines sacrées. Ici plus qu’ailleurs, peut-être, l’art est à la
recherche d’un langage. Patients, ils expliquent, avec des expressions
parfois complexes, leur travail de création mais souvent avec passion,
sagesse et timidité. Entre-temps, des chants illustrent certains
propos. Des pauses pour mieux réfléchir, ingurgiter ce flots de paroles
d’érudits : une réflexion, au final, nécessaire.
Ronit Matalon, écrivain, enseignante, cherche à bouger à l’intérieur de la langue, créer des frictions en mélangeant les différents hébreux. D’autres en appellent à la sensualité de la langue, et s’inquiètent de son utilisation politique. Roy Greenwald avoue son amour du Yiddish, langue internationale des Juifs de l’Europe de l‘Est, utilisée par les deux tiers des juifs à la sortie de la seconde guerre mondiale. Malgré le didactisme de Zali Gurevitch, son regard captivant, tenter de sentir avec la bouche, le hevel de Qohelet, le hem, le meuh, le hema de la bête-béhéma qui deviennent le hem de l’homme d’Adam, ou même le hem du Dieu-Elohim, nous comprenons ce son qui « résonne dans nos oreilles », mais nous n’arrivons pas à le sentir, le toucher, le vivre. Néanmoins, sa conclusion nous accroche : « Et dans ma propre langue, à la place qui est la mienne, dire encore une fois ba-ba , encore une fois hem, et émettre le souffle hevel ».
Le documentaire se complique souvent, puisque ceux
qui s’expriment, à chaque fois, inventent une langue, cherchent à
s’expliquer et trouvent leur mot face à la caméra, après mûres
réflexions. Puisque c’est le travail de toute une vie. Ils
réfléchissent à une linguistique aux tendances hermétiques, si nos
connaissances sont limitées. C’est un peu comme si nous prenions le
train en route, sans bagages, sans culture juive. Parfois, le sens nous
échappe. Mais la voix nous rattrape. Les voix rauques, douces,
gutturales de ces témoins d’une histoire encore à préserver. Ces voix
donnent envie d’aller plus loin.
Bélinda Saligot
Critiques > 3 juin 2008