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L’Hébreu, une langue ou une idée ?

Langue Sacrée, Langue Parlée

réalisé par Nurith Aviv

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C’est à pas de loup que l’on s’attaque à ce documentaire. D’emblée il impose, de part son titre et son sujet : la (re)naissance de la langue hébraïque. On a peur de ne pas comprendre, d’en être écarté, car pour la plupart cette langue nous paraît lointaine et évocatrice de nombreux conflits politiques. L’hébreux a un passé aussi complexe que l’histoire de son peuple. Pour ces raisons, la vision de Langue Sacrée Langue Parlée, d’ailleurs hautement instructif, composée de paroles d’intellectuels, peut générer quelques appréhensions. D’une langue à l’autre, aussi réalisé par Nurith Aviv, une année auparavant, s’attachait déjà à montrer les ambigüités de la langue maternelle, en prenant comme interlocuteur des artistes et écrivains déchirés entre la langue de leur parents, de leur enfance et celle avec laquelle ils s’expriment. Chacun revient ainsi aux origines de son langage, pour mieux éclairer l’Hébreu d’aujourd’hui. Avec un peu le même principe, Langue Sacrée Langue Parlée vient donner une suite à ce qui manquait dans le précédent. D’où vient l’Hébreu ? Comment s’est construite cette langue destinée à la prière, aux livres sacrés, parlé qu’à partir du XXème siècle, pour des raisons politiques ? Quelles relations existent-ils entre une langue maternelle et une langue nationale ? A l’aide de témoignages, Nurith Aviv essaie de reconstituer le fil d’une langue perdue, retrouvée, revue et corrigée.

 

Bien connue pour ses nombreuses et fertiles collaborations avec de grands cinéastes (Agnès Varda, René Allio, Jacques Doillon), Nurith Aviv jongle entre films de fiction et documentaires. Depuis ces dernières années, son rôle de réalisatrice prend une plus grande part dans son travail, elle, connue pour être la première femme chef opératrice en France.

Ici, Langue Sacrée Langue parlée dresse le portrait de treize individus, artistes, mais bien plus souvent écrivains, venus expliquer leur rapport intime avec l’Hébreu. L’abondance des témoignages assomme, tant entendre l’Hébreu et lire les sous-titres français deviennent antagonistes, limite babélien. D’autant plus que Nurith Aviv insère à l’écran des textes en langue hébraïque, pour illustrer les monologues, et surligner ainsi certains mots importants. Reste à savoir ce que ces textes signifient dans leur ensemble : proviennent-ils du Talmud ? Sont-ils là juste pour exister comme support indépendant ? Doivent-t-ils se lire comme on lit un tableau ? 

En hommage à Alexandre Promio, opérateur de vues pour les Frères Lumière, mais aussi inventeur du travelling, Nurith Aviv insère entre chaque entretien, ce même procédé. Les travellings latéraux sont formellement tous identiques, et commence à contre courant, de droite à gauche, comme la lecture de l’Hébeu (alors que le premier invité arrive dans le sens contraire). Elle laisse donc défiler, en guise d’introduction, ce trésor cinématographique tourné sur la Terre Sainte, du train qui relie Jérusalem à Jaffa, en 1897, et annonce ainsi la problématique de son sujet, en retraçant quelques faits historiques pour le moins convaincants. En voix-off, elle raconte une histoire, celle de la renaissance d’une langue sacrée

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comme langue parlée. Sigmund Freud, Ben Yehuda ou Theodor Herzl éclairent son propos. Des remarques pertinentes, où, naïfs, on se rappelle que le premier congrès sioniste était en allemand, où, Herzl, dès cette époque, s’interrogeait  

judicieusement : « Qui d’entre-nous pourrait acheter un billet de train en Hébreu ? ». Et d’un rêve, Eliezer Perlman (Ben Yehuda) réveille l’esprit séculaire du peuple Juif : « Que revive Israël et sa langue sur sa terre ancestrale ».

Le sujet lancé, commence le défilé des témoins, tous présentés avec une méthode précise. Chacun se pose devant sa bibliothèque, en plan fixe. Sinon apparaît une chaise devant un mur blanc. Les lèvres ne bougent pas d’un pouce, juste une voix hors-champ : sa parole s’élève afin d’éclairer nos lanternes sur ses raisons d’être ici. Dans le plan suivant, cette voix proleptique continue cette fois-ci en accord avec l’image. 

La mise en scène répétée surprend, intrigue et illustre un propos de la réalisatrice : « Dans le documentaire je travaille beaucoup en improvisant, j’ai le plus souvent la caméra à la main, et quand j’appuie sur le bouton je ne sais pas ou je vais aller, plutôt je me laisse aller, je suis les événements, je suis à leur écoute, je suis prise par eux ; et j’aime que le plan dure et ne pas avoir à m’arrêter, même si l’action semble finie, aller au-delà du temps, celui de la sensation ». La sensation du temps qui passe, cette volonté de ne pas l’arrêter se ressent dans ses gros plans fixes, où chaque trait du visage est magnifié par son naturel. Et aussi dans ces travellings, qui, présentant au départ des sites dénudés, des lieux archéologiques, sans hommes, viennent au fur et à mesure se gorger d’immeubles, de bruits, de voitures, d’une vie industrielle. Nurith Aviv empreinte-t-elle le chemin identique à celui d’Alexandre Promio ? Et cherche-t-elle ainsi à rendre compte du changement, de cette langue palimpseste, à l’image d’une terre toujours en construction, une terre de partage, de conflits ? 

Ils racontent tous leur expérience atypique autour de l’Hébreu. Chacun se pose comme chirurgien, psychanalyste de sa propre langue, et cherche à l’ausculter, la déformer, la confronter, la sublimer. En somme, à la comprendre. Ils viennent de toutes parts : Juifs d’Egypte, du Maroc, d’Orient, victimes d’une diaspora forcée, voulue, subie, où l’Hébreu se mêlait au sacré et au profane. « Une révélation », explique Michal Govrin quant à la découverte de sa langue. Pour d’autres une joie, un jeu, un carnaval, une étrangeté, une aventure, une obligation morale. Les avis divergent, parfois convergent mais, presqu’à l’unanimité, l’Hébreu se présente comme la langue nécessaire à l’identité du peuple d’Israël. Certains, enfants, ne la parlaient pas chez eux. Et n’appliquaient pas les rites et coutumes : « Pas de miracles divins, c’est l’homme qui agit et change le cours de l’histoire » a-t-on enseigné à Haïm Gouri, ancien Sorbonnard devenu poète aux multiples casquettes. Ils jonglaient tous entre l’ancien et le moderne. Beaucoup ont appris leur langue dans les livres sacrés, s’étonnaient de cette différence entre l’écrit et le parlé qui dorénavant les obsède dans leur travail artistique. Ecrire, peindre, chanter, filmer, tous lient leur art à leur langue, à une recherche de renouveau sans « jeter à la mer » les racines sacrées. Ici plus qu’ailleurs, peut-être, l’art est à la recherche d’un langage. Patients, ils expliquent, avec des expressions parfois complexes, leur travail de création mais souvent avec passion, sagesse et timidité. Entre-temps, des chants illustrent certains propos. Des pauses pour mieux réfléchir, ingurgiter ce flots de paroles d’érudits : une réflexion, au final, nécessaire. 

Ronit Matalon, écrivain, enseignante, cherche à bouger à l’intérieur de la langue, créer des frictions en mélangeant les différents hébreux. D’autres en appellent à la sensualité de la langue, et s’inquiètent de son utilisation politique. Roy Greenwald avoue son amour du Yiddish, langue internationale des Juifs de l’Europe de l‘Est, utilisée par les deux tiers des juifs à la sortie de la seconde guerre mondiale. Malgré le didactisme de Zali Gurevitch, son regard captivant, tenter de sentir avec la bouche, le hevel de Qohelet, le hem, le meuh, le hema de la bête-béhéma qui deviennent le hem de l’homme d’Adam, ou même le hem du Dieu-Elohim, nous comprenons ce son qui « résonne dans nos oreilles », mais nous n’arrivons pas à le sentir, le toucher, le vivre. Néanmoins, sa conclusion nous accroche : « Et dans ma propre langue, à la place qui est la mienne, dire encore une fois ba-ba , encore une fois hem, et émettre le souffle hevel ».

Le documentaire se complique souvent, puisque ceux qui s’expriment, à chaque fois, inventent une langue, cherchent à s’expliquer et trouvent leur mot face à la caméra, après mûres réflexions. Puisque c’est le travail de toute une vie. Ils réfléchissent à une linguistique aux tendances hermétiques, si nos connaissances sont limitées. C’est un peu comme si nous prenions le train en route, sans bagages, sans culture juive. Parfois, le sens nous échappe. Mais la voix nous rattrape. Les voix rauques, douces, gutturales de ces témoins d’une histoire encore à préserver. Ces voix donnent envie d’aller plus loin. 

Bélinda Saligot

Critiques > 3 juin 2008