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Quelques mots pour Nurith, à commencer par le nom , au commencement il y a ce nom « nouveau », qui n'est pas « nouveau », qui est déjà là dans l'autre langue, et qui renaît nouveau en changeant de langue, et c'est la première fleur du film. [Mais avant la fleur, le nom, et le commencement, à deux langues, mondes, piliers palmiers ; au commencement comme on le sait depuis la Bible et depuis Derrida, tout a toujours déjà commencé, par deux, et par au moins deux fois chaque deux. Car non seulement il y a plus d'une langue, mais aussi plus d'un deux. Toi tu « filmes » (tu « commences « en second) en métaphoricienne. Tout ce que tu fais voir est métaphore. On voit chaque fois plus d'une fois ce qu'on voit. Les palmiers sont aussi les langues, et les flambeaux de l'apocalypse. Qu'est-ce qu'une langue ? Toi, laquelle parles-tu ? Toi tu parles et tu es parlée, par ta caméra (Kamera, Zimmer), en Vision, visions. Tu laisses voir- entendre, écouter par visions. Tu as des tas d'objets-voyants magiques, ce sont eux qui font la beauté de ce texte visuel : les paysages, qui font langue aussi, se répondent, se succèdent, s'écrivent de droite à gauche, conduisent. Chacun plus profond, émouvant, d'une éloquence végétale, car ce qui pousse parle aussi. Il y a les paysages, donc, peignés, ordonnés, labourés, créés. Et il y a les poubelles. Je pourrais écrire un chapitre sur les poubelles. La poubelle de l'histoire, de la langue, du refoulé. Cette gueule fermée. Tout ce qu'on aura jeté, déchets : langues détritus, langues méprisées. Poubelles propres. Poubelles qui écoutent et ne disent rien, comme Cordelia. Poubabelles. Babel, ce qu'il en reste, est logé là dans ton film. Il y a les cigarettes ! Elles aussi voyagent. Tantôt elles prennent la place du stylo, tantôt elles sont la prothèse , le supplément dans ces bouches qui ont tant de problèmes avec leurs langues. Et les fenêtres. Avec leurs fers forgés (quels beaux mots en français, n'est-ce pas, fer-forgé). Ces fenêtres qui cueillent des morceaux du dehors, qui travaillent le regard, le passage, qui ouvrent sans laisser passer, ces synonymes de passeurs, de traduction, qui donnent au dedans son dehors, qui donnent dehors. Tous ces gens qui vont d'une langue à l'autre, menés par des vouloirs compliqués, obscurs, qui ne savent pas s'ils aiment ou s'ils haïssent, qui ne savent pas qu'on peut aimer ce qu'on n'aime pas et détester ce qu'on aime. Tous irradient une violence non plusieurs violences. Celle de l'assassinat, de l'humiliation, de la honte, du tourment. Cette violence s'exprime avec douceur . Elle est chantée, elle est flattée comme on flatte le dos d'un animal sauvage. On dirait (mais je ne le crois pas) qu'il n'y a de place dans la bouche de l'âme que pour une langue. Ils se disent qu'on ne peut en avoir qu'une, il y en a une qu'on va chasser, tuer. En général, c'est la langue dite « maternelle » qu'on va « éliminer ». Seul Appelfeld fait tout le chemin, doucement, tendrement pour découvrir que la langue maternelle est celle avec laquelle on vit, à laquelle on doit et on donne la vie qu'elle nous donne. Et là j'en arrive à la spécificité du drame qui se joue dans ce film : la langue autour de laquelle dansent les palmiers, ce n'est pas n'importe laquelle. C'est l'hébreu. Cela signifie : toute la mémoire, toute l'archive des nombreux judaïsmes, s'y interrogent. Langue des juifs, qui teinte en juif qui la parle. Langue de ceux qui ont perdu mère, terre, passé etc. Rien à voir avec une langue d'accueil, comme l'espagnol par exemple ou le français. L'hébreu, par la force des circonstances tragiques, est une langue d'obligation (Obligation dit aussi merci) Elle arrive, ou elle attend ceux qui viennent en Israël ou Palestine, comme un maître. Appelfeld dit des choses superbes sur les ordres que donne l'hébreu. Cette langue-là fait la loi. Ce n'est pas le français désiré par Beckett. On n'a pas le choix. Alors s'ouvre la scène fondamentale pour tout être humain : la scène de l'adoption . L'hébreu adopte l'arrivant. L'arrivant est un adopté. Il ne peut émerger de la passivité qu'en adoptant à son tour. Adopte qui t'adopte. Aimer l'hébreu comme sa langue maternelle (ce que dit Appelfeld, c'est la mère d'arrivée, l'ultime). Il y a plus d'une langue maternelle . Ma langue maternelle quelle est-elle ? Celle de mon pays ? Quel pays ? Celle de mon père ? De ma mère ? Moi-même j'ai eu quatre langues maternelles : je les aime toutes. Je vis avec celle que j'aime le plus savamment et le plus naturellement. Il y a une multiplicité des uniques. Cette langue maternelle qui est la plus unique, c'est celle qui me lèche et que je lèche, et qui me fait jouir et que je fais jouir. Elle est sensuelle et sublime (comme les paysages qui accompagnent les voix. Qui peut dire qu'ils ne sont pas « sexy » ?) Ce qui est beau, dans ton film, c'est « Babel » : les personnes se contredisent à distance, innocemment, ils ne se disputent pas, parce qu'ils ne se rencontrent pas , ils sont côte à côte, comme Adam et Eve. S'ils étaient tous ensemble autour d'une table ronde, ils se désapprouveraient les uns les autres. Mais tu les as isolés, ils se parlent à eux-mêmes, ils cherchent à entendre leur propre langue, dire leur tourment. Le public, lui, est libre : il peut s'identifier à aleph, beth, gimel, daleth C'est pourquoi il est si ému : il n'y a pas d'interdit. Aucune version n'est imposée. C'est une grande corbeille pleine de voix de variétés diverses. Probablement une métaphore du pays de l'hébreu. Auquel tu donnes, non pas la parole, mais les langues.
Je t'embrasse- Ton amie Hélène
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