Nurith Aviv, une pensée en image

Dans son dernier film, « D'une langue à l'autre », elle dit : « Je suis née à la fin de la Deuxième guerre mondiale à Tel-Aviv. » Souvent elle dit aussi qu'elle n'a pas de langue, qu'elle ne sait pas écrire avec des mots et des phrases. Entre l'hébreu parlé à l'école et dans la rue, et l'allemand de ses parents parlé à la maison, la langue lui fait défaut, dit-elle. C'est peut-être la raison pour laquelle, très tôt elle commence à articuler sa pensée derrière une caméra, par l'image, d'abord pour les films des autres, puis pour les siens.

Première femme chef-opératrice en France, Nurith Aviv a fait l'image d'une centaine de films de fiction et de documentaires, entre autres ceux d'Agnès Varda, Amos Gitaï, René Allio, Jacques Doillon. Quand on parcourt la longue liste des films dont elle signe l'image, on est frappé par plusieurs lignes de force : un intérêt égal pour la fiction et les documentaires ; un intérêt précoce pour les enjeux essentiels de la pensée contemporaine : la psychanalyse, les documentaires socio-politiques ou féministes ; et à partir des années 90, un net engagement auprès des documentaires traitant du problème israélo-palestinien ; les films de fiction dont elle signe l'image, qu'il s'agisse d'Agnès Varda, de « Pour un oui ou pour un non » de Jacques Doillon, ou de Marguerite Yourcenar, dénotent un intérêt marqué pour la réflexion de la littérature sur la langue et sur la forme littéraire ; enfin, dernière constante qui se dégage de cette longue liste de films est la variété de pays où Nurith Aviv a travaillé : Israël, France, Allemagne sont dominants, mais aussi Italie, Suisse, Belgique, Hollande, Angleterre, Espagne, Autriche, Inde, Chine, Afrique. Ces voyages de travail permettent une observation permanente des êtres, des sociétés, des paysages, et forgent une pensée comparatiste, à la fois d'une grande ouverture, mais aussi d'une rigueur formelle attachée à dégager des problématiques communes.

Riche d'une vingtaine d'années de travail comme chef-opératrice, Nurith Aviv commence à signer ses premiers films de réalisatrice à partir de 1989 avec «Kafr Qara». Mais c'est en 1997, avec « Makom Avoda », que s'affirme une réflexion en image qui de film en film constitue un ensemble qu'on peut déjà qualifier d'oeuvre, de pensée à l'oeuvre.

Makom avoda est construit autour du rapport triangulaire entre Israéliens, travailleurs palestiniens des territoires occupés, et travailleurs étrangers qui viennent remplacer les Palestiniens bouclés chez eux pour cause d'Intifada. Il y est question d'un lieu (makom) où travailler (avoda), et la virgule en position dialectique marque la tragique inadéquation entre un lieu et un travail, un lieu de travail. Le propos de Nurith Aviv n'est pas politique au premier degré et elle évite avec une grande acuité toute prise de position. Ses films sont l'antithèse de tous les documentaires que nous sert la télévision pour illustrer une position politique. Elle interroge tour à tour de braves propriétaires agricoles de moshavim, des Palestiniens relégués chez eux, sur une colline qui fait face au moshav où vivent leurs voisins et amis d'autrefois, et des travailleurs thaïlandais que l'employeur israélien a embauchés pour remplacer la main d'oeuvre palestinienne. Ces derniers constituent les premiers spécimens de « travailleurs immigrés » en Israël. On les voit envoyer de l'argent chez eux, téléphoner, et attendre la fin de leur contrat de travail pour rentrer au pays. La caméra se plante tour à tour devant chaque protagoniste du drame, les fait parler à visage ouvert, découvert, tisse ainsi les fils d'une tension dramatique et humaine d'où se dégage à la fin une émotion profonde. Celle qui émane non pas des sentiments devant cette situation dramatique, mais de la pensée de cette situation dans laquelle les protagonistes sont pris malgré eux. Exploitants agricoles, maîtres présumés de la terre, Palestiniens au chômage, ouvriers asiatiques, exotiques, doublement inconscients de la double manipulation dont ils sont l'objet. Dans cette tragédie de dupes, chacun est ôtage d'une situation dont il n'a pas la maîtrise. La quatrième composante du triangle, silencieuse, elle, est le lieu, makom : la terre d'Israël, les vergers, les rochers, le ciel, l'étendue, le soleil, les fruits, filmés au ras de la matière, de son grain, de sa lumière, le visage des Thaïlandais sous leur chapeau de paille asiatique sur fond de pardessim israéliens, qui mettent en image toute la folie et le paradoxe de cette situation inextricable. Un grand film documentaire (81 minutes) qui a la force resserrée d'une dramaturgie.

En 2000, au moment où le débat agite l'avant-garde de la société israélienne, Nurith Aviv se pose la question de la « Circoncision » (52 mn) étend le débat à la France, à des couples mixtes, à des descendants de familles assimilées, à des tenants d'idéologies diverses, à des musulmans mariés à des femmes françaises, à un psychanalyste, auxquels elle donne tour à tour la parole. Là aussi, rien n'est tranché, une problématique est posée, celle de l'appartenance par filiation paternelle à une religion, à une culture, ou au refus de cette pratique pour des raisons diverses, intimes, difficiles à formuler, que Nurith Aviv fait venir à la parole. On sort du film avec une plus-value de réflexion, une envie d'en débattre. Ces films sont d'ailleurs systématiquement suivis de débats féconds avec le public.

Après avoir en quelque sorte interrogé avec ce film le sexe du père, la fonction symbolique de la circoncision, les modes de transmission de cette alliance, la cinéaste se tourne vers le pays, la ville et la langue de son père avec « Vaters land, Perte ' Loss ( 2002, 30mn) : l'Allemagne, Berlin, l'allemand. Dans une très belle note d'intention parue dans « Les Cahiers du judaïsme » (no 17) qui reproduisent le texte de ce film, elle raconte comment la mort de sa mère en Israël pendant qu'elle tournait « Vaters land », et le dernier mot prononcé par elle en allemand, Aussteigen (descendre), réunissent dans le deuil et la perte, la langue commune au père et à la mère, et cet ultime mot qui renvoie aux trains de la mort. Quatre amis de la cinéaste, des intellectuels berlinois tous nés dans l'immédiat après guerre, dont un physicien, deux psychanalystes, un acteur-écrivain, s'expriment sur le trou, le vide créé par la disparition des Juifs, de la pensée, la langue et la culture allemandes. Leur témoignage est complété par des extraits d'interview d'Hannah Arendt. Sur fond du S-Bahn historique qu'elle prend comme un signifiant de Berlin, Nurith Aviv pense la Shoah aujourd'hui dans la capitale allemande à laquelle elle est attachée par des liens multiples. Comment aimer encore l'Allemagne, comment continuer à y vivre, à penser et créer avec la conscience du Loss, de la perte. Les visages interrogés parlent en allemand pendant que la caméra balaie dans un gris brumeux et pluvieux les trajets du S-Bahn, les longs quais, les rideaux d'arbres, les vastes espaces vides de la ville en chantier, en reconstruction autour d'un trou, d'une disparition.

La perte est ce qui s'inscrit structurellement dans une langue. L'infans n'articule ses premiers balbutiements que parce que la mère s'éloigne et qu'il l'appelle dans sa langue. On ne crée que dans la trace laissée par le manque, la perte. De là, il n'y avait qu'un pas à faire ' mais de ceux qui prennent une vie à être esquissés ' pour établir le lien entre l'allemand perdu des parents et l'hébreu gagné par l'enfant. Qu'en est-il de cet hébreu d'Israël, langue artificielle d'immigrés, langue ressuscitée, gagnée à force de volonté ' Comment travaille en souterrain la langue oubliée, rejetée ' C'est le propos du film « D'une langue à l'autre », « Mi safa le safa », (2004, 55mn) qui, en hébreu, signifie aussi d'un bord à l'autre, d'une lèvre à l'autre. Les gens d'Israël sont des êtres arrachés à des terres, à des langues et jetés brutalement dans l'hébreu qui n'est pas une langue maternelle, dans tous les sens du terme. Langue sacrée de la Bible, langue religieuse des pères et des prières, comment est-elle maniée au quotidien par ceux qui l'ont adoptée depuis cent ans en terre d'Israël ' Poètes et écrivains israéliens, chanteurs marocains et palestiniens, témoignent devant la caméra de la langue quittée et de celle adoptée, parfois au prix d'une violence à l'image de celle qui traverse le pays, d'un refoulement des affects enfouis au creux des langues abandonnées.

Le poète telavivien d'origine russe, Méir Wieseltier, dit dans le film :

« du moment où j'ai voulu pénétrer l'hébreu et écrire, où j'ai eu cette idée-là, j'ai dû assassiner la langue russe, l'éliminer, car elle faisait obstacle, elle' la langue maternelle (') le russe menaçait ma capacité à écrire. Je fus donc très violent à son encontre, dans la violence je l'ai éliminé, et je suis resté avec l'hébreu. Bien plus tard, j'ai réalisé que malgré tout quelque chose du russe est resté (...) une veine d'émotion qui s'écoule. »

« Quand je vis une très forte émotion, alors je m'écroule dans le hongrois, dit Aghi Mishol. L'hébreu est une langue difficile à apprendre comme à prononcer, le khet et le kouf et le resh. Elle a quelque chose d'ancien, d'un peu agressif, mais c'est une patrie. »

Haviva Pedaya parle de l'arabe familial qui est pour elle « une langue de bégaiement », quant « à la démarche sioniste, dit-elle, elle est une manière de surcharger la langue de significations liées au sionisme. »

Hayim Ouliel, musicien né à Sderot parle de la honte nichée dans la langue, celle d'avoir un accent marocain, d'être venu du Maroc :

« C'est le contraire qui se passe avec l'immigration russe. Eux conservent leur identité. (') On avait honte de parler marocain (') La base de la musique israélienne, ce sont des airs russes » Puis, peu à peu, il crée un groupe « Sfataïm » pour chanter en marocain. Sfataïm qui veut dire les deux lèvres mais qui, en forçant un peu, peut signifier aussi deux langues, toujours une autre en sourdine à côté de l'hébreu. Celle qui est refoulée, qui surgit et qui trahit comme les éruptions incontrôlées de l'inconscient.

Aharon Appelfeld dont toute l'oeuvre est écrite dans une langue blanche, dégraissée de toute émotion, dit de manière magistrale ce qu'il en est de son hébreu :

Je suis né à Czernowitz, ma langue maternelle est l'allemand. (')

En 1946, j'ai immigré au pays, j'avais treize ans et demi, sans éducation, sans parents, sans langue. J'avais tant de langues mais toutes ensemble ne suffisaient pas à communiquer.

Nous étions comme des bègues, parlant la langue du corps et non de la bouche. Chacun essayait de s'exprimer avec ce qu'il avait (')

J'ai beaucoup travaillé pour apprendre l'hébreu, comme pour creuser dans la montagne (') Et, ce faisant, tout le temps où j'écrivais en hébreu et m'efforçais d'adopter la langue avec tous ses idiomes, émergeaient de temps en temps d'autres langues. Elles gênaient mon écriture (')

Tout immigrant porte en lui deux langues, deux paysages, un monde duel. L'immigrant n'était pas accepté en ces années 1946, les années 40 et 50. le pays était idéologique et l'idéologie exigeait : « Parle hébreu ! Oublie, oublie ta langue maternelle, oublie ta personnalité. »

Moi et ma génération, nous avons refoulé tout ce qui était en nous et sur cette croûte, à la surface de la conscience, nous avons construit une autre vie non reliée au passé (')

Aujourd'hui je n'ai pas d'autre langue. L'hébreu est ma langue maternelle. Je rêve, j'écris en elle. Jusqu'à ce jour, j'ai la crainte de perdre cette langue. Parfois je me réveille et cet hébreu acquis avec tant de peine s'évanouit, disparaît. Je veux l'attraper et je ne peux pas. »

Peur d'oublier, de perdre la langue, la terre, le pays. Un lieu bâti sur cette peur de perdre une fois de plus ce qu'on a déjà perdu une fois.

Pour Salman Masalha, poète palestinien, né en 1953 dans un village arabe de Galilée, l'arabe et l'hébreu sont toutes deux pour lui des langues étrangères :

L'hébreu est une langue étrangère et la langue arabe écrite est aussi une langue étrangère. A ce point, ma relation au mot écrit, qu'il soit hébreu ou arabe, et une relation à une sorte d'étrangeté (') Mais à l'étape suivante, tu parviens à cette conclusion : bien que l'hébreu t'ait été imposé, tu as acquis la langue et elle devient ta propriété, mais pas comme l'entendaient ceux qui te l'ont imposée. L'hébreu n'appartient plus aux Juifs. L'hébreu appartient à quiconque le parle et quiconque l'écrit. (') Moi, au moyen de l'hébreu, je ne prends pas seulement possession de la langue mais je renforce aussi ma possession sur le lieu.

Les paroles de celui qui est aujourd'hui étranger sur sa terre, dans sa langue, trahissent ce rapport quasi charnel, maternel, à une langue, à une terre. Et son corollaire, le drame et le bienfait de la dépossession, de la déprise. Loin de glorifier la superbe de la langue reconquise en même temps qu'une terre, il appartient à Nurith Aviv d'avoir su mettre à nu cette précarité linguistique essentielle qui fait toute la force et l'originalité de l'écriture israélienne contemporaine. D'avoir su faire parler poètes, écrivains et artistes israéliens, palestiniens, dans cet entre-deux d'une langue à l'autre, dans ce moment de rupture, de syncope, d'anacrouse où, dans le boitement entre langue oubliée et langue apprise, surgit aussi le rythme, l'émotion, l'expression.

                                                                         Rosie Pinhas-Delpuech

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