Anna Angelopoulos

Chère Nurith,

Te recevoir aujourd’hui dans ce séminaire dénote d’un long parcours, de routes qui se croisent, se perdent et se retrouvent. C’est une joie que de t’avoir avec nous aujourd’hui et de pouvoir discuter de tes films sous cet angle que nous avons décidé de prendre ensemble, de réunir donc ces trois motifs, de fenêtres, rêves et traduction, dans la mesure où ils nous font penser et rêver ensemble.
Je dois dire d’emblée que j’ai exercé le métier d’interprète pendant assez longtemps. D’une langue à l’autre, j’y suis, j’y étais. J’y ai retrouvé chez toi -avec quelle joie - cette idée essentielle qui parcourt tes films, de « visualiser pour traduire, » car c’était le blason de mon école d’interprètes, où j’ai appris à traduire jeune et où j’ai enseigné jusqu’à très récemment.
Mais il est vrai que cela passe surtout par ton rapport à la métaphore, rapport de traduction de pensées latentes en images, comme dans un rêve.
On a besoin d’images internes quand on est enfant pour exister, pour imaginer, pour grandir et, plus tard encore, à nos âges actuels, on a besoin plus que jamais d’images, besoin de la force et vigueur de la métaphorisation - comparable à la seule force des rêves qui nous transportent au plus profond de nous-même.
Je passe en revue les quelques points parus essentiels à la psychanalyste de ma génération que je suis.
- D’abord, je relève la question de l’amnésie, du point aveugle : dans l’entretien de Haviva Pedaya, poète, (D’une langue à l’autre) ce constat a résonné en moi : « Notre deuxième génération, dit-elle, (parlant d’immigrants, o altra cosa, ) commence à un point d’amnésie. Mon père lui sait qu’il a refoulé. » Notre génération en a hérité inconsciemment, de ce poids.
Ce constat fait appel à l’ amnésie infantile, concept freudien. Nous sommes tous frappés de cette amnésie incontrôlée -artistes comme psychanalystes- à la recherche inconsciente des origines, à la recherche d’une scène imaginaire retranchée qui nous échappe, sans vouloir savoir qu’il y a toujours un ombilic dans notre rêve qui préserve son mystère créateur, comme disait Freud.
Ce non-savoir infantile, si opaque, délimite notre territoire conscient et nous pousse à la traduction d’images, venues d’ailleurs. Au départ, il y a donc ce point aveugle, point d’amnésie, qui cherche une issue dans le rêve ; tu nous donneras par la suite plusieurs exemples de tes rêves pour en parler ; leur traduction se réalise dans un passage obligé par le multilinguisme.
(« Combien de langues parle ta mère ? » c’était la question que ses camarades d’école posaient fréquemment à mon ancienne patiente quand elle était petite. Il n’y avait guère qu’elle qui ignorait son secret maternel.) Combien de langues, combien de rêves qui « se sont tous réalisés par la bouche » comme le dit Amichaï ?

Dans Vaters Land, ton film où l’« on voit la pensée » cela a été dit par Philippe Laque-Labarthe, que je reprends; c’est un film bouleversant, d’une sobriété et d’une honnêteté hors pair.
Une sorte de road movie, dont nous montrons ici quelques images, une traversée de Berlin, de la mémoire, que nous suivons à travers les fenêtres du train, dans le bruit de ces trains anciens du temps de la guerre. Ils nous donnent la tonalité de la mémoire irréductible.
Juste à titre d’exemple, en parlant de mémoire, j’ai eu cette information récente, que des trains vétustes d’époque ont été installés près de l’ancienne gare de Salonique, que l’on est invités à visiter afin de se recueillir, et que des jeunes de divers pays y vont régulièrement. C’est la reproduction d’un réel qui fait revivre la mémoire exhumée de souvenirs ou d’archives, d’où manque la contribution de l’art -essentielle- que tu nous offres dans ce film. L’art nous fait respirer.
Disons que c’est en regardant Vaters Land que j’ai eu pour la première fois l’idée de réunir dans ton œuvre les fenêtres et la psychanalyse, par l’intermédiaire de la traduction des images qui s’ouvrent à nous justement par ces fenêtres, le long du film.
Et ce mot, bouleversant dans sa justesse, de ta mère à la fin : « aus steigen » pour signifier le terminus, pour descendre du train de la vie.
Parler du point aveugle de nos mémoires, c’est aussi apprendre à dissocier sur le traumatique, si on écoute tes témoins : ainsi, Jutta Prasse (intervieuvée berlinoise ) dit : Dissocier la langue maternelle de la patrie.
« La patrie (Vaterland) était un concept vide de sens (Claus Roth) pour la génération d’après-guerre »
Pourtant « La langue est une patrie bien aimée de nos pensées» disait (Théodor Herlz);-
Et il a fallu dissocier la langue maternelle de la patrie, c’était vrai pour ceux qui ont dû faire face au traumatique).
Et cette même phrase est reprise par la poète Agi Mishol, (d’une langue à l’autre) dans le sens inverse, de réunir, fusionner : la langue est une patrie « l’hébreu est une langue difficile à apprendre, comme à prononcer ; le kef et le kouf et le resh ; il a quelque chose d’ancien, d’un peu agressif ; mais c’est une patrie. » On se trouve ici aux antipodes de la même pensée.
(« Combien de langues parles-tu, maman ? » lui demandait sans cesse mon ancienne patiente ; elle n’a pas eu de réponse, à ma connaissance jusqu’à la fin. Enfant, elle pensait que leur nombre était infini).

Or, ce va et vient, cet entre-deux est présent dans tout ton parcours. On pourrait parler d’amour et de rejet de la langue maternelle en même temps, dans la longue durée de ta création, on pourrait parler de l’ambivalence obligée du multilinguisme. Ou du langage, don suprême et catastrophe inévitable (Axelos, je me dois bien de citer un Grec !).
On le remarque dès le départ, par exemple, avec l’abolition des langues maternelles dans D’une langue à l’autre, alors que plus tard, dans ton dernier film, Signer, on assiste à la reconstruction dans l’amour de la langue maternelle, la première, la plus unique, celle des malentendants qui ne passe pas par les mots du bouche-à-oreille. C’est là encore où tu nous as ouvert une nouvelle fenêtre qui nous fait penser et rêver.
Les fenêtres font le premier cinéma, comme nous le disait Ouaknin. Fenêtre, en hébreu / khalon/ du train / -premier ou deuxième, tu nous diras, travelling du cinéma- première fenêtre dans ton appartement où tu as grandi- et puis, Rêve / khalom / ce que parfois la bouche ne peut dire et que l’oreille ne peut entendre. Dans ma langue, le grec, depuis Homère, le rêve est image d’abord, on voit un rêve, il s’agit de vision nocturne, on le guette. Guetter son cerf disait-on pour dire rêver d’un cerf, chez Homère. Le lien à la psychanalyse passe par la traduction des pensées latentes en images de rêve.

Ce lien reste vivant du premier jusqu’ au dernier film, qui n’en est pas le dernier, bien-sûr.
- Je vais poursuivre par une traductrice qui dit clairement son besoin de visualiser pour pouvoir traduire.
Anne Birkenhauer, Jérusalem

« Je dois bien voir la scène /pour trouver le ton juste ». Elle a par exemple discuté avec David Grossman, pour traduire « Une femme fuyant l’annonce »

Au début du livre, il y a une scène où les enfants parlent dans le noir.

« Il me fallait savoir …: -Où est assise Ora ? Où est Avram par rapport à elle ? Il n’est pas assis un peu plus bas ? » Je lui ai posé des questions folles, dont le lecteur ne saura rien, mais je dois bien voir la scène …  
« Le ton est une affaire bizarre, il se forme en traduisant. Au début il n’y a rien. Je ne fais que traduire le texte.
Ce n’est que vers la moitié du livre que je vois si un personnage est en place.
Quand j’ai ça, je ne traduis plus.
Je lis l’hébreu et j’écris en allemand

La membrane entre les deux langues est si fine que je ne m’occupe plus de question de traduction, mais des questions de ton juste. 
Puis, arrivée à la fin, je dois reprendre au début parce ce que la première partie du roman n’est pas encore en place. »

  Ainsi, le temps de la traduction est aboli quand on arrive à voir la scène clairement et que les personnages sont en place. Voir la scène, aide à trouver le ton juste. En grec, on dit pour traduction, « métaphrase », cad., formuler la pensée après coup. Ce « méta » dénote la temporalité du passage d’une langue à l’autre. Temporalité abolie toutefois par la visualisation en clair de la scène.

  Temporalité qui n’existe pas dans l’inconscient.
Pour mon ancienne patiente, ce fut le temps d’une analyse.
Pour l’analyste, ce fut la temporalité de la mise en place du mot juste, loin de toute interprétation.
  Dans tes films, tu éclaires la scène onirique en ouvrant la fenêtre de la traduction, tes fenêtres-cadres, par tes mots en caractères hébraïques carrés, tes mots et associations en hébreu qui cadrent dans leur forme et sonorité, tels que khalom, khalon, pour rêve et fenêtre, par exemple, mais tu nous en diras bien d’autres par la suite.

  Je pense au texte freudien (Introduction à la psychanalyse 1923) sur ce petit garçon qui ne trouve pas le sommeil. Comme les enfants dans le roman de Grossman, il est dans le noir de sa chambre, et il est inquiet ; il crie à sa tante qui est dans une autre pièce : « Tante, parle-moi ». « Pourquoi ? » rétorque sa tante, et l’enfant de répondre : « Il fait plus clair quand quelqu’un parle ». Réponse sublime et juste. Pour qui va-t-il faire plus clair ? Pour le rêveur, pour le psychanalyste, ou le spectateur de films tels que Traduire ?
Dans tes fenêtres cinématographiques, il fait souvent plus clair quand tu nous parles.
-Il y aurait un mot encore à dire pour la langue ou les langues actuelles, la « langue la plus sexy », comme dit ton interprète dans Signer, le FA ! Ou, encore, parlant d’ambivalence du multilinguisme, j’évoquerai encore le poète arabe Ala Hlehel, qui investit sensuellement la langue parlée, je le cite : « la langue du conquérant, mais aussi de la culture » (qu’est pour lui l’Hébreu) en traduisant Hanoch Levin, (les gens des valises), en adoptant la langue de l’autre. « Il fallait tuer le père dont je viens pour pouvoir revivre avec lui. »
J’ajouterais également l’exemple d’Anne Birkenauer, traductrice de Grossman dont j’ai parlé, qui a passé du temps à Berlin pour apprendre la langue des jeunes, dans les bars et dans les parcs, pour pouvoir la parler et donc pour traduire. C’était aussi plus sexy ! Mais, je dois m’arrêter pour te donner la parole.


Marc-Alain Ouaknin. Il nous apprit que le mot targoum, traduction, a la même racine que ragam qui signifie jeter la pierre (et qu’il a donné en français le mot truchement, cher à Jacques Hassoun).