Je vous propose maintenant quelques réflexions et questions à propos de la LS.
Ce qui m’a personnellement interpellée en découvrant la LS c’est qu’elle me
semblait être une langue à mi-chemin d’une écriture. Une langue graphique qui
s’écrit dans l’espace entre les êtres.
Diderot parlait d’une « écriture aérienne ». Yau, chercheur chinois sur les
langues des signes a trouvé dans les langues des signes des régions isolées de
Chine, de fortes corrélations avec le graphisme des anciens idéogrammes.
D’autres linguistes et anthropologues ont fait des liens avec les hiéroglyphes
égyptiens. Car cette langue gestuelle se sert d’une forme imagée comme celle
présente dans les écritures anciennes. C’est pourquoi elle est souvent appelée
« Langue iconique » ou idéographique, où les images/gestes sont les matériaux
signifiants...
C’est là que cela bouleverse notre savoir, pseudo-savoir, à nous psychanalystes
qui nous référons à l’idée du signifiant comme « image acoustique », tel que le
disait Lacan, se référant au linguiste Saussure. Mais il semble que Saussure
aurait aussi parlé « d’image gestuelle », c’est moins connu. Peut-être devons
nous revoir un peu notre copie, repenser les choses à la lumière de ce que la LS
nous enseigne...
Aurions nous depuis un peu laissé de côté la fonction de l’image par le corps
dans la génèse même du langage ?
André Meynard, psychanalyste qui travaille avec les sourds et qui a écrit « Les
mains pour parler, les yeux pour entendre » dit que les bébés entendants
apprennent la LS avant la langue parlée.
L’ethnologue Leroi-Gourhan dans son livre « Le geste et la parole » écrit que
dès l’australopithèque les aires d’associations verbales et gestuelles apparaissent
de façon concomittante et que c’est indissociable. Le langage apparait noué au
geste.
Marc Alain Ouaknin quand il est venu à un débat de SIGNER à a évoqué un lien
entre LS et l’hébreu. Justement par ce rapport à l’image du corps.
« Ces 2 langues nous font signes d’une archéographie originaire » dit-il. En
effet, en hébreu, il y a la trace du corps dans les lettres de l’alphabet ( la lettre
Ayin = œil, Yod = main, Rech = tête etc...) ; et il y aurait là dans l’hébreu une
trace des premières écritures égyptiennes, quand l’écriture était iconique.
On sait par ex que la lettre A à l’origine ( proto-sinaïtique) était inversée et
figurait une tête de taureau, qui s’est stylisée, ciselée puis retournée. Or, quand
il est signé le A ressemble à cette tête de taureau à une seule corne ! Dans la LS
nous retrouvons sans cesse cette référence à ces images 1ères du corps, aux
gestes du corps, parfois même pour mettre en signe un concept abstrait. (ex :
projet = se fait avec le verbe aller) ou une idée qualificative (paresse se fait avec
l’image de l’idée : « ne rien faire de ses 10 doigts » (doigts ballants) ou « un poil
dans la main »), « Mentir » se signe avec le doigt sous le nez qui reprend l’idée
que le nez remue quand on ment etc... Parfois même dans la syntaxe.
Le signe du vagin est un triangle retourné, comme la forme du pubis. Ce signe
était repris par les féministes italiennes (sous forme de losange) dans les années
70. Mais ce signe triangle existait déjà sur les parois des grottes préhistoriques,
avec une fonction symbolique, au-delà de la désignation de l’organe. C’était
déjà un signe abstrait qui signifiait le concept de Femme ou Déesse...
On dit que le corps est articulé au langage, mais pourrait-on donc aussi penser
l’inverse : que le langage voire même la pensée est à l’origine articulé à la
réalité corporelle? C’est une question que pose la linguiste Danielle Bouvet
chercheur à l’EHSS (livre : « le corps et la métaphore dans les langues
gestuelles » - A la recherche des modes de production des signes), car même
pour les notions abstraites on en trouve la trace autant dans les signes que dans
les étymologies des mots. (ex : com-prendre)
H. Yankelevich, psychanalyste d’origine argentine, qui a travaillé au Havre a
écrit : « On n’apprend pas une langue, on l’incorpore. Il faut la déglutir avec la
même intensité. Aussi physiquement qu’on mâche sa nourriture. Mais en la
lisant dans les visages qui vous parlent. » (in « Un Havre ou l’ange de la
langue » ).
Lacan dit d’ailleurs que le signifié ça n’a rien à faire avec les oreilles, c’est de la
lecture !)
Cependant une langue à lire sur le corps, à dire avec le corps ce n’est pas rien, ce
n’est pas sans effet !...
Il y a en effet parfois, pour nous les entendants, qui avons l’habitude de
congédier le corps pour prendre voix, une sorte de fascination devant ces signes
de corps ; mais également un trouble, une dimension de gène – éro-gène...
« Une langue sexy et sensuelle » dit d’ailleurs Gal, dans le film.
André Meynard, psychanalyste qui travaille et écrit sur les sourds et la LS,
explique ce malaise (voire cette angoisse) par au moins 2 choses : - Ce serait lié
d’une part au fait que quand voix et oreilles ne nous soutiennent plus, cela nous
met à mal et nous renvoie à notre pulsionnel primitif de quand nous étions tout
petits, du temps de « l’infans », ce temps où on ne comprenait pas et ne parlait
pas, que nous avons refoulé et qui fait retour alors.
Quant à la dimension éro-gène, il précise que pour les personnes sourdes, le
corps n’a pas cette même dimension que pour nous. Pour les entendants, ça fait
« Monstration », mais pour les sourds, ça fait « Dire » (comme l’image dans les
films de Nurith ? ). Il nous faut donc trouver à ne pas regarder le geste comme
corps, mais comme texte.
C’est-à-dire, ne pas perdre de vue, que même s’il nous semble qu’il y a là pour
nous un surplus de corps, cette langue n’en est pas moins structurée par le
symbolique de l’interdit de l’inceste. Dire avec ses mains ce n’est pas pour
autant toucher. Il y a de la coupure avec le corps de l’autre. Et cette langue des
signes se sert autant des métonymies et des métaphores que la langue parlée.
Roland Barthes, dans son livre « L’empire des signes » décrit que pour les
japonais, tout le corps fait « signes donnés à lire ». Mais il repère aussi un
paradoxe : dans le même temps le corps se fait muet dans sa fonctionnalité de
corps ; car il doit d’abord se prêter à être une sorte de support neutre de texte ;
un peu comme une page blanche pour une écriture. (ex, un corps immuable
aurait une haute signification dans un contexte culturel donné, ceci étant compris
par tous).
Or, ne retrouvons-nous pas cette double nature /structure dans tout signe ? : A la
fois dire et taire...
En grec, signe : « sema » signifie à la fois un signe (montrer) et un tombeau (
dans Homère), c’est-à-dire le lieu de la mort.
Alors, le signe du vagin, s’il en propose une image représentative n’est qu’un
indice de l’objet qu’il désigne, non la chose elle-même. La chose signée est
autant congédiée au réel que la chose parlée. « Le mot est le meurtre de la
chose » dit Lacan ; ce serait aussi vrai avec le signe, qu’il soit ressemblant
(iconique) ou non.
Alors, je demanderais maintenant l’avis de Nurith sur toutes ces réflexions ; puis
aussi une question plus personnelle : est-ce que pour toi, faire de l’image, ce
n’est pas un peu comme donner du corps à la langue ? ...
Marie-Odile Paillette – Le 08.12.2018 -