Séminaire AA et SGD avec Nurith du 12 janvier 2019
(Déplacé du 15 décembre en raison des Gilets jaunes)
Sylvette Gendre-Dusuzeau

    Intro

   Le choix du thème de notre séminaire de cette année, qui porte sur « oralités vives, intimités, intrusions dans le conte populaire » donc particulièrement sur l’Oralité et l’intime, nous a très vite fait penser à Nurith Aviv.

   Les langues

   Dans ses films, Nurith Aviv met en image et en partage, ses questionnements intimes sur les langues, en particulier en Israël, la langue maternelle, comme patrie bien aimée des pensées, et l’hébreu, langue sacrée, difficile à faire parler et à adopter, langue choisie qui n’est pas une langue maternelle dans laquelle une mère parle à son enfant, (1ére et 2ème génération) ce qui impliquait qu’il fallait tout le temps traduire, comme le dit Yitshok Niborski. Dans son dernier film « Signer », Nurith attire l’attention sur les langues des signes, considérées comme des langues à part entière depuis peu. Passer d’une langue à l’autre, traduire, c’est ce qui va nous occuper aujourd’hui.

   Symptôme

   Nurith Aviv s’implique corps et âme dans son œuvre, car sa création filmique fait œuvre. Elle nous met en partage son histoire familiale, prise dans les exils de l’histoire et des langues, les deuils et son histoire singulière. Elle nous livre, en effet, son symptôme des picotements sur la langue, lié à une odeur, en référence à un lieu précis de l’enfance, un symptôme rebelle qui, comme un héros frondeur de conte, se met en route et nous entraîne dans cette incroyable épopée dans le monde de la recherche neuro-biologique internationale actuelle.

   Fenêtres, rêve, traduction

   Nous avons vu, en entrant, toutes ces fenêtres projetées sur l’écran, plus belles et plus différentes les unes que les autres, à la fois délimitant et ouvrant sur la lumière et le mouvement. Nurith Aviv a proposé d’ouvrir avec nous une réflexion autour de « Fenêtres, Rêve, Traduction ».


   Freud

   Rêve et Traduction nous mettent d’emblée dans l’univers Freudien :

   Le rêve, voie royale vers l’inconscient et la traduction, centrale dans l’œuvre freudienne puisque pour Freud, le psychisme est traduction et que le refoulé est un défaut de traduction. Et la fenêtre, alors ?

   Ce n’est pas pour rien que Freud fait, de la fenêtre, le cadre du processus psychanalytique basé sur la libre association : « Dites tout ce qui vous passe par l’esprit. Comportez-vous à la manière d’un voyageur qui, assis près de la fenêtre de son compartiment, décrirait le paysage tel qu’il se déroule, à une personne placée derrière lui. (« Le début du traitement », in Technique psychanalytique). Quand l’on sait la phobie de Freud pour les trains qui, bien que témoignant d’un grand pas de civilisation, n’en étaient pas moins, à grand fracas d’acier froissé, cause d’accidents mortels, l’on comprend que, dans cette métaphore, le déroulement d’une cure s’annonce comme un parcours chaotique, voire dangereux. L’autre fenêtre célèbre de la psychanalyse est celle de l’homme aux loups, celle qui ouvre, pour l’enfant, les portes du rêve sur le réel traumatique des grands loups blancs, en lien avec la scène primitive, selon Freud. On sait bien que pour Freud, l’inconscient mis à la porte re-rentre à grands bruit par la fenêtre.

   On a souvent écrit, au XIXème siècle, que « les fenêtres sont  les yeux de l’âme » (Rodeabach, romancier, 1855-1898), autre version de cette autre formulation « les yeux sont le miroir de l’âme ». Fenêtre, fe-naître (faisons jouer avec toi les signifiants), ta fascination pour les fenêtre viendraient-elle de celles, très hautes, qui éclairaient le salon de ton enfance, question énigmatique que tu poses au spectateur, question sur un désir inconscient ?

   Nurith nous apprend que le mot « Fenêtre », en hébreu écrit, ne diffère du mot « Rêve » que par une seule lettre : c’est la petite différence entre « halon et « halom » (cf. tableau). Le « m » final, lettre carrée de l’hébreu est comme une petite fenêtre fermée. J’y reviendrai. Tu nous disais, quand nous avons préparé cet après-midi ensemble, ton amour de l’hébreu, la jouissance de la lettre pour toi, du signifiant pur, et comment tu vois les mots devant tes yeux quand tu parles.

   La fenêtre est très présente dans tes films, Nurith, et ton écriture filmique décline, sous divers aspects, cette métaphore polysémique de la fenêtre et de son cadre, en particulier dans le passage qu’ils opèrent de l’extérieur vers l’intérieur et vice versa. La fenêtre fait entrer la lumière, sortir le regard vers des espaces délimités selon des règles bien précises qui partagent souvent en deux une partie de ciel, de paysage, une partie de mur, comme le focus sur l’eucalyptus de ta maison à Tel Aviv.

   Je dois dire que quelque chose m’a saisie par surprise, à propos de ton film Vatersland, film sur la perte de tout ce qu’il y a de plus cher pour un être humain, film sur le temps de la traduction des pères, ce sont précisément les fenêtres. On est dans ton train d’un bout à l’autre du film- d’ailleurs on est souvent dans le train dans tes films- et je me souviens de la surprise de cette écrivaine italienne, Laura Odello, qui avait cru comprendre, aux 3 Luxembourg, que tu habitais dans le train ! Et à travers ces nombreuses fenêtres façonnant ces grands ensembles architecturaux, qu’est-ce qu’on voit ? des fenêtres sans sujet derrière, qui regarde, rien, personne. On voit plein de fenêtres vacantes sur de grandes façades d’immeuble, qui paraissent implacables, indifférentes à ce qui se déroule sous leurs vitres –un train qui passe- des fenêtres que j’ai ressenties comme des regards vides, ou vidés, par le spectacle de milliers d’êtres dans des trains sans fenêtres et qui passaient, pas sus, pas vus. Fenêtres aveugles, contre ouvertures aveugles, très angoissant. Ce fut mon impression.

   Mais tu insistes toi, esthétiquement, sur autre chose que la fenêtre et son imaginaire. Tu insistes sur le cadre même de la fenêtre, comme instrument optique. Tu attires notre attention sur ce que représente ce cadre comme délimitant l’espace de la fenêtre, le cadre comme focus en tant que lui-même ; comme la fenêtre de la caméra qui est un cadre, un cadre organisant ce que voit l’œil, un cadre qui va tailler dans la lumière ou l’obscurité, séparer les espaces. C’est très intéressant.

   Toutes tes fenêtres, dans le bureau des chercheurs et écrivains sont lumineuses. Elles font passer la lumière et la dispensent. Tout comme les écrans des ordinateurs, éclairés par un paysage. Tes fenêtres laissent voir le mouvement des arbres, le remuement des feuilles agitées par le souffle –du vent, le balancement du linge qui sèche, le bruissement de la vie. C’est leur rôle en particulier dans ton film Traduire, où elles prennent tout leur sens, celui de traduire, précisément. Elles sortent de l’ombre le corps de celui ou de celle qui va risquer sa parole, elles l’éclairent, elles éclairent aussi ses mots. Tu fais effectuer à la lumière un véritable travail car elle illumine, le cadre de la fenêtre qui se trouve dessiner la lettre carrée de l’hébreu, elle-même petite fenêtre fermée. Le cadre se trouve être comme une figure héritière de la lettre carrée de l’hébreu. Et c’est ce cadre éclairé de la fenêtre, qui vient mettre du sens sur l’obscurité de la lettre, qui figure pour toi l’opération de traduction. Dans ton approche cinématographique, tu réunis donc le rêve, la fenêtre et la traduction. Tes fenêtres ouvrent non seulement sur le monde mais sur la parole elle-même, qui, par le biais de la lettre hébraïque, devient ainsi architecte du monde. Dieu lui-même ne voit-il pas le monde infini qu’il a créé par le cadre limité d’une fenêtre, comme le dit le très beau poème de Yeruda Amichai :

    « Que voit Dieu par la fenêtre,
    Lorsque ses mains fouillent le monde ?
    Que voit ma mère ?
 »

   N’est-ce pas un véritable dispositif visuel qui est ici proposé ? Qu’y a-t-il de l’autre côté de cette fenêtre conceptuelle ? Quel est le mystère qui traverse les fenêtres ?

   Qu’est-ce que cadrer pour la cinéaste que tu es ?

   En tout cas, pour moi, ton œuvre filmique, véritable poétique en elle-même, émane du lien des langues avec la langue hébraïque, écrite avec des lettres au dessin architecturé, oralisée par le souffle, une langue prise dans un temps sans présent, comme le disait Dan Pagis dans Poétique du cerveau : « En hébreu, du passé et du futur, pas de présent, un entre deux ». Les questions que tu poses viennent toucher ton spectateur au plus intime, avec la force d’un rêve qui s’attarde au réveil.

   J’ai abordé les moments forts liés pour moi à cette trilogie « fenêtres, rêve et traduction ». Mais tu vas nous faire découvrir beaucoup d’autres choses, en particulier, j’espère, comme ces hasards qui te mettent en synchronisation avec le monde lorsqu’ils surgissent, comme ce rêve étonnant des trois mers, à entendre dans leur homophonie, des mers fortes, des mers mortes. Ce rêve vient se rejouer, pour toi, dans la réalité 5 ans plus tard, un rêve pris dans des correspondances intimes, un rêve prémonitoire s’il en est. Tous les rêves suivent la bouche, nous dit le midrash. Ils se parlent en effet en sortant par les lèvres, par la fenêtre que dessine les lèvres.